Unité 2 Technologie, démographie et croissance
Thèmes et unités thématiques
Comment naît le progrès technologique et comment il améliore de manière durable les conditions de vie.
- Les modèles économiques permettent d’expliquer la Révolution industrielle et les raisons de son apparition d’abord en Grande-Bretagne.
- Les salaires, le coût des machines et les autres prix ont tous un impact sur les décisions économiques des acteurs.
- Dans une économie capitaliste, l’innovation récompense temporairement les innovateurs, ce qui incite à développer des technologies réduisant les coûts.
- Ces récompenses sont ensuite détruites par la concurrence, à mesure que l’innovation se diffuse au sein de l’économie.
- La population, la productivité du travail et les niveaux de vie peuvent interagir et générer ainsi un cercle vicieux de stagnation économique.
- La révolution technologique permanente propre au capitalisme a permis à certains pays de réussir une transition vers une amélioration durable des conditions de vie.
En 1845, une maladie nouvelle et mystérieuse apparut en Irlande. Elle faisait pourrir les pieds de pomme de terre. Une fois l’infection visible, il était déjà trop tard. Ce qu’on appellera plus tard le « mildiou » de la pomme de terre dévasta toutes les réserves agricoles irlandaises jusqu’à la fin de la décennie. La famine gagna le pays. Au total, la famine irlandaise tua environ un million d’Irlandais, sur une population initiale de 8,5 millions d’habitants – un taux de mortalité équivalent à celui que connut l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale.
La famine irlandaise déclencha une campagne internationale d’aide humanitaire. Les anciens esclaves des Caraïbes, les détenus de la prison de Sing Sing à New York, en passant par les Bengalis, riches comme pauvres, et la tribu amérindienne des Chactas, tous participèrent aux dons, ainsi que des personnes de renom telles que le sultan ottoman Abdülmecid et le pape Pie IX. À l’époque, tout comme aujourd’hui, les gens ordinaires compatirent avec ceux qui souffraient et agirent en conséquence.
Cependant, de nombreux économistes montrèrent bien moins d’empathie. L’un des plus connus, Nassau Senior, s’opposa sans relâche à ce que le gouvernement britannique fournisse de l’aide alimentaire. Un collègue horrifié de l’université d’Oxford rapporta qu’il déclarait « craindre que la famine de 1848 en Irlande ne tue qu’un million de personnes tout au plus, ce qui serait à peine suffisant pour améliorer la situation ».
Les idées de Senior étaient moralement repoussantes, mais elles ne reflétaient pas une volonté génocidaire de voir des hommes et des femmes irlandais mourir. Elles s’inscrivaient plutôt dans la lignée de la doctrine économique la plus influente au début du 19e siècle, le malthusianisme. Cette théorie fut développée par un pasteur anglais, Thomas Robert Malthus, dans le livre Essai sur le principe de population, publié pour la première fois en 1798.1
Selon Malthus, une augmentation durable du revenu par tête était impossible.
En effet, même si la technologie s’améliorait et accroissait la productivité du travail, à la moindre hausse de leurs revenus, les individus auraient plus d’enfants. Dès lors, la croissance de la population continuerait, jusqu’à ce que les conditions de vie se dégradent pour atteindre le niveau de subsistance, stoppant ainsi la croissance démographique. À l’époque, la théorie de Malthus d’un cercle vicieux de la pauvreté était largement perçue comme inévitable.
Des indices suggèrent que les administrateurs coloniaux de l’époque victorienne considéraient la famine comme une réponse de la nature à la croissance démographie trop forte. Mike Davis soutient que leurs attitudes furent à l’origine d’une extinction massive, jamais vue et évitable, qu’il a qualifiée de « génocide culturel ».2
La théorie malthusienne fournit une explication du monde dans lequel Malthus vivait, où les revenus pouvaient fluctuer d’année en année, voire de siècle en siècle, mais ne suivaient pas une tendance à la hausse. Cela fut le cas dans de nombreux pays pendant près de sept cents ans avant la publication de l’essai de Malthus, comme nous l’avons vu dans la Figure 1.1a.
- Révolution industrielle
- Une vague d’avancées technologiques et de changements organisationnels qui a commencé en Grande-Bretagne au 18e siècle, et qui a transformé une économie basée sur l’agriculture et l’artisanat en une économie du commerce et de l’industrie.
Contrairement à Adam Smith, dont l’ouvrage La Richesse des Nations fut publié seulement vingt-deux ans plus tôt, Malthus ne proposait pas une vision optimiste du progrès économique – du moins en ce qui concernait les agriculteurs ou les travailleurs ordinaires. Même si les individus parvenaient à améliorer la technologie, à long terme, la grande majorité d’entre eux était condamnée à tout juste survivre de leurs emplois ou de leurs fermes.
Mais au cours de la vie de Malthus, un changement considérable était en train de se produire, et qui permit bientôt à la Grande-Bretagne de sortir du cercle vicieux de croissance démographique et de stagnation des revenus qu’il avait décrit. Ce changement qui permit à la Grande-Bretagne de sortir de la trappe malthusienne, et à de nombreux autres pays au cours du siècle suivant, est connu comme la Révolution industrielle — une exceptionnelle succession d’inventions radicales qui permirent de produire autant de biens avec moins de main-d’œuvre.
Dans le textile, les inventions les plus célèbres concernèrent la filature (activité traditionnellement effectuée par les femmes) et le tissage (traditionnellement effectué par les hommes). En 1733, John Kay inventa la navette volante (« flying shuttle »), qui augmenta considérablement la quantité qu’un tisserand pouvait produire en une heure. Cela provoqua une augmentation de la demande en fil utilisé pour le tissage, à tel point qu’il devint difficile pour les fileuses d’en produire des quantités suffisantes avec la technologie de l’époque, le rouet. La machine à filer (« spinning jenny ») de James Hargreaves, développée en 1764, apporta une réponse à ce problème.
- innovation
- Le processus d’invention et de diffusion dans son ensemble.
- technologies à usage général
- Avancées technologiques ayant des applications à de nombreux secteurs, qui peuvent rapidement être améliorées et engendrent d’autres innovations. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) et l’électricité sont deux exemples classiques.
Les progrès technologiques furent également notables dans d’autres domaines. La machine à vapeur de James Watt, développée alors qu’Adam Smith publiait La Richesse des Nations, est un exemple typique. Ces machines furent progressivement améliorées sur une longue période et finirent par se généraliser dans toute l’industrie : non seulement dans le secteur minier où la première machine à vapeur actionnait des pompes à eau, mais aussi dans le textile et dans d’autres secteurs manufacturiers, ainsi que dans les transports ferroviaire et maritime. Elles constituent des exemples de ce qu’on appelle une innovation ou une technologie d’usage général, comme l’ordinateur l’a été au cours des dernières décennies.
Le charbon joua un rôle central dans la Révolution industrielle. La Grande-Bretagne en avait en abondance. Avant la Révolution industrielle, une grande partie de l’énergie utilisée dans l’économie était en fait produite par les plantes comestibles, qui transformaient la lumière du soleil en nourriture pour les animaux et les hommes, ou par les arbres dont le bois pouvait être brûlé ou transformé en charbon de bois. En optant pour le charbon, les hommes purent exploiter de vastes réserves de ce qui sont, essentiellement, des stocks d’énergie solaire. Le coût est l’impact environnemental associé à la combustion d’énergies fossiles, comme nous l’avons vu dans l’Unité 1 et le verrons à nouveau dans l’Unité 20.
Ces inventions, comme les autres innovations de la Révolution industrielle, ont brisé le cercle vicieux de Malthus. Les avancées technologiques et l’utilisation croissante de ressources non renouvelables augmentèrent la quantité qu’une personne pouvait produire au cours d’une période de temps donnée (productivité), permettant aux revenus d’augmenter même lorsque la population s’accroissait. Aussi longtemps que la technologie continua à s’améliorer à un rythme suffisant, elle permit de dépasser la croissance démographique causée par la hausse des revenus. Le niveau de vie pouvait alors croître. Bien plus tard, les individus ont opté pour des familles plus petites, même lorsque leurs revenus leur permettaient de subvenir aux besoins de nombreux enfants. C’est ce qui eut lieu en Grande-Bretagne, et, plus tard, dans de nombreux endroits dans le monde.

Figure 2.1 Salaires réels au cours de sept siècles : salaires des artisans (travailleurs qualifiés) à Londres (1264–2001) et population britannique.
Robert C. Allen. 2001. ‘The Great Divergence in European Wages and Prices from the Middle Ages to the First World War’. Explorations in Economic History 38 (4): pp. 411–447; Stephen Broadberry, Bruce Campbell, Alexander Klein, Mark Overton and Bas van Leeuwen. 2015. British Economic Growth, 1270–1870, Cambridge University Press.
La Figure 2.1 montre un indice du salaire réel moyen (le salaire monétaire chaque année, après ajustement pour tenir compte des changements de prix) des artisans qualifiés londoniens entre 1264 et 2001. Elle représente également graphiquement la population britannique sur la même période. On y remarque une longue période au cours de laquelle les conditions de vie furent piégées selon la logique malthusienne, avant de connaître une amélioration considérable après 1830. Vous pouvez voir qu’au moment où Malthus écrivait, les salaires réels et la population ont commencé à augmenter simultanément.
Indice des salaires réels
Le terme « indice » indique la valeur d’un montant par rapport à sa valeur à un autre moment (la période de référence) qui est en général normalisée à 100.
Le terme « réel » indique que le salaire monétaire (disons, 6 shillings par heure à l’époque) de chaque année a été ajusté pour tenir compte des changements de prix au cours du temps. Le résultat représente le pouvoir d’achat réel de l’argent gagné par les travailleurs.
Dans notre cas, l’année de référence est 1850, mais la courbe aurait eu la même forme si une autre année avait été sélectionnée. La courbe serait simplement positionnée plus en haut ou plus en bas dans le plan, mais elle garderait la même forme : celle de la crosse de hockey.
Question 2.1 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 2.1 montre un indice des salaires réels moyens des travailleurs qualifiés londoniens entre 1264 et 2001. Que pouvons-nous dire selon ce graphique ?
- Il s’agit d’un graphique d’un indice des salaires réels. L’indice est d’environ 100 en 1408, mais cela ne nous indique pas la valeur monétaire du salaire.
- Les salaires représentés sont des salaires réels, ils sont donc ajustés pour tenir compte des changements de prix.
- Bien que la courbe semble plutôt constante entre 1264 et 1850 par rapport à son augmentation rapide à partir de 1850, le salaire réel moyen a en fait presque doublé puis a de nouveau diminué de moitié entre 1264 et 1600 (regardez l’échelle de l’axe des ordonnées).
- En 1850, l’indice du salaire réel était d’environ 100. En 2001, l’indice avait augmenté d’environ 6 fois cette valeur et valait un peu plus de 700.
Pourquoi la machine à filer, la machine à vapeur et tout un ensemble d’autres inventions ont-elles émergé et se sont-elles propagées dans l’économie britannique à cette époque ? Il s’agit d’une des questions les plus importantes de l’histoire économique. Les historiens continuent d’ailleurs d’en débattre.
Dans cette unité, nous examinons une explication des raisons de ce progrès technologique et pourquoi il prit place en Grande-Bretagne au 18e siècle, et pourquoi pas ailleurs et plus tôt. Nous nous intéresserons également aux raisons pour lesquelles il était si difficile de s’échapper de la longue partie plate de la courbe en forme de crosse de hockey, pas seulement en Grande-Bretagne, mais aussi dans le monde entier au cours des deux siècles qui suivirent. Pour cela, nous construirons des modèles, c’est-à-dire des représentations simplifiées qui nous aident à comprendre ce qui se passe en se concentrant sur ce qui est important. Les modèles nous aideront à comprendre à la fois l’accélération sur la courbe en forme de crosse de hockey et le « manche », la longue partie plate qui l’a précédée.
2.1 Les économistes, les historiens et la Révolution industrielle
Pourquoi la Révolution industrielle s’est-elle produite pour la première fois au 18e siècle, sur une île au large des côtes européennes ?
Les sections suivantes de cette unité présentent un modèle pour l’augmentation soudaine et spectaculaire des niveaux de vie qui commença au 18e siècle en Grande-Bretagne. Fondé sur les arguments de Robert Allen, un historien de l’économie, ce modèle donne un rôle central à deux caractéristiques de l’économie britannique à l’époque. Selon lui, le coût relativement élevé du travail combiné avec le faible coût des sources d’énergie locales sont à l’origine des changements structuraux de la Révolution industrielle.3
Ce que nous appelons la Révolution industrielle était plus que la simple rupture du cycle malthusien : cela correspondait à une combinaison complexe de changements interdépendants de nature intellectuelle, technologique, sociale, économique et morale. Les historiens et les économistes sont en désaccord sur l’importance relative de chacun de ces éléments. L’enjeu des débats porte sur l’explication de la suprématie de la Grande-Bretagne, et de l’Europe plus généralement, depuis le commencement de leur révolution respective. L’explication avancée par Allen est loin d’être la seule.
- Joel Mokyr, qui a beaucoup étudié l’histoire de la technologie, affirme que les vraies sources du changement technologique sont à chercher dans la révolution scientifique européenne et les Lumières du siècle précédent. Selon Mokyr, cette période amena le développement de nouvelles manières de transférer et de transformer les connaissances scientifiques des élites en des conseils et des outils pratiques à l’intention des ingénieurs et des artisans qualifiés, qui les utilisaient pour construire les machines de l’époque. Il prétend que, si les salaires et les prix de l’énergie peuvent orienter la direction d’une invention dans un sens ou dans l’autre, ils s’apparentent plus à un volant qu’au moteur du progrès technologique.4
- David Landes, un historien, met l’accent sur les caractéristiques politiques et culturelles des pays dans leur ensemble (Mokyr, au contraire, se focalise sur les artisans et les entrepreneurs). Il suggère que les pays européens ont pris le dessus sur la Chine parce que l’État chinois était trop puissant et réprimait l’innovation, et parce que la culture chinoise à l’époque encourageait plutôt la stabilité que le changement.5
- Gregory Clark, un historien de l’économie, attribue également le décollage de la Grande-Bretagne à la culture. Mais pour Clark, les clés du succès résidaient dans des caractéristiques culturelles, comme l’ardeur au travail et l’épargne, qui furent transmises aux générations futures. L’argument de Clark s’inscrit dans une longue tradition incluant le sociologue Max Weber, qui considérait que la Révolution industrielle avait débuté dans les pays protestants du nord de l’Europe, en insistant sur les vertus associées à l’« esprit du capitalisme » dans ces pays.6
- Kenneth Pomeranz, un historien, affirme que la supériorité de la croissance européenne après 1800 était davantage imputable à l’abondance de charbon en Grande-Bretagne qu’à l’existence de différences culturelles ou institutionnelles avec les autres pays. Pomeranz soutient également que l’accès de la Grande-Bretagne à la production agricole de ses colonies du Nouveau Monde (particulièrement le sucre et ses produits dérivés) permit de nourrir la classe grandissante de travailleurs dans l’industrie, en les aidant ainsi à échapper à la trappe malthusienne.7
Les chercheurs ne seront probablement jamais complètement d’accord sur les causes de la Révolution industrielle. Un problème est que ce changement ne se produisit qu’une seule fois, ce qui le rend encore plus compliqué à expliquer pour les chercheurs en sciences sociales. De plus, le décollage européen résulta probablement d’une combinaison de facteurs scientifiques, démographiques, politiques, géographiques et militaires. Plusieurs chercheurs soutiennent également que cela était en partie dû aux interactions entre l’Europe et le reste du monde, et pas seulement à des changements en Europe.
Les historiens comme Pomeranz ont tendance à s’intéresser uniquement aux particularités spatiales et temporelles. Ils sont plus susceptibles de conclure que la Révolution industrielle se produisit grâce à une combinaison unique de circonstances favorables (ce qui par ailleurs, ne les empêche pas d’être en désaccord sur les circonstances en question).
Les économistes comme Allen sont plus susceptibles de rechercher des mécanismes généraux qui peuvent expliquer le succès ou l’échec à travers le temps et l’espace.
Les économistes ont beaucoup à apprendre des historiens, mais souvent l’argument d’un historien n’est pas assez précis pour être testé en utilisant un modèle (l’approche que nous allons adopter dans cette unité). D’autre part, les historiens peuvent considérer les modèles des économistes comme des représentations simplistes, ignorant des événements historiques importants. C’est cette tension créative qui rend l’histoire économique si fascinante.
Si vous voulez savoir ce que ces chercheurs pensent des travaux des uns et des autres, vous pouvez rechercher ‘Gregory Clark review Joel Mokyr’ ou ‘Robert Allen review Gregory Clark’.
Récemment, des historiens de l’économie ont fait des progrès dans la quantification de la croissance économique sur le très long terme. Leur travail a permis de clarifier ce qui s’est passé, et cela nous aide à en étudier les causes. Certains de leurs travaux ont porté sur la comparaison des salaires réels dans les pays sur le long terme. Cela a nécessité de collecter des données à la fois sur les salaires et les prix des biens que les travailleurs consommaient. Une série de projets encore plus ambitieux a calculé le PIB par tête depuis le Moyen Âge.
Nous nous concentrerons sur les conditions économiques qui ont contribué au décollage de la Grande-Bretagne, mais chaque économie qui s’échappa de la trappe malthusienne prit un chemin différent. Les trajectoires nationales des premiers pays « suiveurs » furent influencées en partie par le rôle dominant que la Grande-Bretagne avait été amenée à jousser dans l’économie mondiale. L’Allemagne, par exemple, ne pouvait pas concurrencer les textiles de la Grande-Bretagne, mais le gouvernement et les grandes banques ont joué un rôle majeur dans le développement des industries de l’acier et des autres industries lourdes. Le Japon dépassa même la Grande-Bretagne sur certains marchés textiles asiatiques, bénéficiant de l’isolement dont il jouissait grâce aux grandes distances séparant les pays européens de ces marchés (qui se comptaient alors en semaines de voyage).
Le Japon copia sélectivement à la fois la technologie et les institutions, adoptant le système économique capitaliste tout en conservant plusieurs institutions japonaises, y compris l’empire, qui subsista jusqu’à la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale.
Les cas de l’Inde et la Chine fournissent de plus grands contrastes. La Chine expérimenta la révolution capitaliste quand le Parti communiste abandonna l’économie centralisée planifiée, l’antithèse du capitalisme que le parti lui-même avait mis en place. L’Inde, en revanche, est la première économie majeure de l’Histoire à avoir adopté la démocratie, y compris un droit de vote universel, avant sa révolution capitaliste.
Comme nous l’avons vu dans l’Unité 1, la Révolution industrielle n’a pas entraîné une croissance économique partout. Comme elle prit son origine en Grande-Bretagne, et se diffusa seulement lentement au reste du monde, elle impliqua également une très forte augmentation des inégalités de revenus entre les pays. Alors qu’il étudiait la croissance économique dans le monde aux 19e et 20e siècles, l’économiste américain David Landes s’est une fois posé la question suivante : « Pourquoi sommes-nous si riches et eux si pauvres ? »8
Par « nous », il désignait les sociétés riches de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Par « eux », il désignait les sociétés plus pauvres en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Landes suggérait, un peu avec malice, qu’il y avait essentiellement deux réponses à cette question :
L’une dit que nous sommes si riches et eux si pauvres parce que nous sommes si bons et eux si mauvais, c’est-à-dire, nous sommes de grands travailleurs, instruits, éduqués, bien gouvernés, efficaces, et productifs, et ils sont le contraire. L’autre dit que nous sommes si riches et eux si pauvres parce que nous sommes si mauvais et eux si bons : nous sommes cupides, impitoyables, abusifs, agressifs, alors qu’ils sont faibles, innocents, vertueux, maltraités et vulnérables.
Si vous pensez que la Révolution industrielle s’est produite en Europe à cause de la Réforme protestante, ou la Renaissance, ou la Révolution scientifique, ou du développement de la primauté des droits de la propriété privée, ou de politiques publiques favorables, alors vous appartenez au premier camp. Si vous pensez qu’elle s’est produite à cause du colonialisme, ou de l’esclavage, ou des exigences de guerres persistantes, alors vous vous situez du côté du second.
Vous remarquerez qu’il s’agit de forces non économiques qui, selon certains chercheurs, ont eu d’importantes conséquences économiques. Vous pouvez probablement également voir que le choix de la réponse à la question de Landes peut devenir idéologiquement orientée. Néanmoins, comme Landes le note, « Il n’est pas évident […] qu’un argument écarte nécessairement l’autre ».
2.2 Modèles économiques : comment voir davantage en regardant moins de choses
Le fonctionnement de l’économie dépend des actions de millions d’individus, et des effets de leurs décisions sur le comportement des autres. Il serait impossible de comprendre l’économie en décrivant minutieusement chaque acte individuel et leurs interactions. Il nous faut prendre du recul et avoir une vue d’ensemble. Pour ce faire, nous utilisons des modèles.
Créer un modèle efficace nécessite de distinguer les caractéristiques essentielles de l’économie – qui sont pertinentes pour répondre à notre question et qui doivent être incorporées au modèle – et les détails sans importance qui peuvent être ignorés.
- flux
- Une quantité mesurée par unité de temps, telle que le revenu annuel ou le salaire horaire.
Il existe de nombreuses formes de modèles – et vous avez déjà pu en voir trois dans les Figures 1.5, 1.8 et 1.12 de l’Unité 1. Par exemple, la Figure 1.12 montrait que les interactions économiques impliquent des flux de biens (par exemple, lorsque vous achetez une machine à laver), de services (l’achat de coupes de cheveux ou de tickets de bus), et aussi de personnes (lorsque vous passez une journée à travailler pour un employeur).
La Figure 1.12 était un modèle schématique illustrant les flux au sein de l’économie, et entre l’économie et la biosphère. Le modèle n’est pas « réaliste » – l’économie et la biosphère ne ressemblent en rien à cela –, mais il illustre néanmoins les relations qui existent entre elles. Le fait que le modèle omette de nombreux détails – le rendant, en ce sens, irréaliste – est une caractéristique du modèle, pas une anomalie.
L’explication donnée par Malthus des raisons pour lesquelles les améliorations technologiques ne pouvaient pas améliorer les conditions de vie reposait également sur un modèle : une simple description de la relation entre les revenus et la population.
Certains économistes ont utilisé des modèles physiques pour illustrer et explorer le fonctionnement de l’économie. Pour sa thèse de doctorat soutenue en 1891 à l’université de Yale, Irving Fisher a conçu un instrument hydraulique (Figure 2.2) pour représenter les flux dans l’économie. L’appareil était constitué de leviers interconnectés et de citernes d’eau flottantes, et montrait comment les prix des biens dépendent de la quantité produite de chaque bien, des revenus des consommateurs et de la valeur qu’ils accordent à chaque bien. L’ensemble du système cesse de bouger lorsque les niveaux d’eau de chaque citerne deviennent identiques au niveau d’eau du réservoir à proximité. Quand il s’immobilise, la position d’un indicateur dans chaque citerne correspond au prix de chaque bien. Au cours des vingt-cinq années qui suivirent, il utilisa cette machine pour enseigner à ses étudiants le fonctionnement des marchés.

Figure 2.2 Schéma du modèle hydraulique d’équilibre économique par Irving Fisher (1891).
William C. Brainard and Herbert E. Scarf. 2005. ‘How to Compute Equilibrium Prices in 1891’. American Journal of Economics and Sociology 64 (1): pp. 57–83
Comment les modèles sont utilisés en économie
L’étude de l’économie menée par Fisher illustre la façon dont tous les modèles sont utilisés.
- Tout d’abord, il a construit un modèle pour capturer les éléments de l’économie qu’il pensait importants pour la détermination des prix.
- Ensuite, il a utilisé le modèle pour montrer comment les interactions entre ces éléments pouvaient générer un ensemble de prix stables.
- Finalement, il a réalisé des expériences avec le modèle, pour investiguer les effets d’un changement des conditions économiques : par exemple, si l’offre d’un des biens augmente, quel sera l’effet sur son prix ? Quel sera l’effet sur les prix de tous les autres biens ?
Ne pensez pas qu’Irving Fisher était une sorte d’excentrique simplement parce que sa thèse de doctorat représentait l’économie comme une grande cuve remplie d’eau. Au contraire, Paul Samuelson, lui-même l’un des plus grands économistes du 20e siècle, a décrit sa machine comme « la meilleure thèse de doctorat en économie jamais écrite ». Fisher est par la suite devenu l’un des économistes les plus réputés du 20e siècle, et ses travaux ont fondé les théories modernes de l’emprunt et du prêt que nous présenterons dans l’Unité 10.
- équilibre
- Un résultat d’un modèle qui est auto-entretenu. Dans ce cas, l’objet d’intérêt ne change pas à moins qu’une force extérieure ne soit introduite altérant ainsi la description de la situation donnée par le modèle.
La machine de Fisher illustre un concept important en économie. Un équilibre est une situation qui s’auto-alimente, c’est-à-dire que la variable d’intérêt n’évolue pas, à moins que ne soit introduite une force de changement extérieure qui modifie fondamentalement la description de la situation donnée par le modèle. L’appareil hydraulique de Fisher représentait l’équilibre dans son économie modélisée, via l’égalisation des niveaux d’eau qui représentaient des prix constants.
- niveau de subsistance
- Le niveau de vie (mesuré par la consommation ou le revenu) de sorte que la population est stable (ni augmentation, ni baisse).
Nous utiliserons le concept d’équilibre pour expliquer les prix dans les unités suivantes, mais nous allons également l’appliquer au modèle malthusien. Un revenu au niveau de subsistance est un équilibre car, tout comme les différences de niveaux d’eau dans les différentes citernes de la machine de Fisher, toutes les déviations du revenu de subsistance s’auto-corrigent : les revenus reviennent automatiquement au niveau de subsistance en cas de croissance démographique.
Remarquons qu’un équilibre signifie qu’un ou plusieurs éléments du modèle sont constants. Cela ne signifie pas que rien ne change. Par exemple, une situation d’équilibre pourrait exister en présence d’une augmentation du PIB ou des prix, mais à un taux constant.
Bien qu’il soit peu probable que vous construisiez un modèle hydraulique pour vous-même, vous aurez à travailler avec de nombreux modèles, sur feuille ou sur ordinateur, et parfois, à créer vos propres modèles de l’économie.
Le processus d’élaboration d’un modèle suit les étapes suivantes :
- nous construisons une description simplifiée des conditions dans lesquelles les individus agissent ;
- ensuite, nous décrivons avec des termes simples les déterminants de leurs actions ;
- nous déterminons l’impact des différentes actions sur les autres individus ;
- nous déterminons les résultats de ces actions. Il s’agit souvent d’un équilibre (quelque chose est constant) ;
- enfin, nous essayons d’approfondir notre compréhension en étudiant les implications pour certaines variables quand les conditions changent.
Modèle économique
Un bon modèle a quatre qualités :
- il est clair : il aide à mieux comprendre quelque chose d’important ;
- il prédit correctement : ses prédictions sont cohérentes avec les preuves empiriques ;
- il améliore la communication : il nous aide à comprendre les points d’accord (et de désaccord) ;
- il est utile : nous pouvons l’utiliser pour trouver des manières d’améliorer le fonctionnement de l’économie.
Les modèles économiques font souvent appel à des équations mathématiques, des graphiques, des mots, ainsi que des images.
Les mathématiques font partie du langage de l’économie, et elles nous aident souvent à communiquer précisément aux autres nos messages sur les modèles. Cependant, la plupart des connaissances de l’économie ne peuvent pas être exprimées à l’aide des mathématiques seulement. Elles nécessitent des descriptions claires, utilisant les définitions usuelles des termes.
Nous utiliserons les mathématiques aussi bien que les mots pour décrire les modèles, souvent sous la forme de graphiques. Si vous le souhaitez, vous pourrez également avoir accès à certaines des équations derrière les graphiques. Pour ce faire, consultez les suppléments Leibniz référencés dans les marges.
Présentation des suppléments Leibniz
Un modèle commence avec quelques suppositions ou hypothèses relatives au comportement des individus. Il nous donne souvent des prédictions sur ce que nous observerons dans l’économie. Collecter des données sur l’économie et les comparer avec les prédictions d’un modèle nous aide à déterminer si les hypothèses que nous avons faites au moment de la construction du modèle – les éléments à inclure et à exclure – étaient justifiées.
Les gouvernements, les banques centrales, les entreprises, les syndicats, et toutes les personnes qui élaborent des politiques ou font des prévisions utilisent sous une forme ou une autre des modèles simplifiés.
Les mauvais modèles peuvent conduire à des politiques désastreuses, comme nous le verrons plus tard. Pour avoir confiance dans un modèle, nous avons besoin d’observer sa compatibilité avec les données.
Nous verrons que nos modèles économiques du cercle vicieux des conditions de vie de subsistance développé par Malthus et de la révolution technologique permanente passent ce test avec succès, bien qu’ils laissent de nombreuses questions sans réponse.
Exercice 2.1 Concevoir un modèle
Prenez la carte des voies ferrées ou du réseau de transport public d’un pays (ou d’une ville) de votre choix.
Tout comme les modèles économiques, les cartes sont des représentations simplifiées de la réalité. Elles incluent les informations pertinentes, et occultent les détails sans importance.
- Selon vous, comment celui qui a conçu le modèle a-t-il choisi les caractéristiques de la réalité à inclure dans la carte sélectionnée ?
- Dans quelle mesure une carte se distingue d’un modèle économique ?
2.3 Concepts essentiels : prix, coûts et rentes d’innovation
- ceteris paribus
- Les économistes simplifient souvent l’analyse en mettant de côté certains aspects considérés comme ayant moins d’importance par rapport à la question qui les intéresse. La signification littérale de l’expression est « toutes choses égales par ailleurs ». Dans un modèle économique, elle signifie que l’analyse « garde les autres facteurs inchangés ».
- incitation
- Récompense ou punition économique qui influence les bénéfices et les coûts des actions possibles.
- prix relatif
- Le prix d’un bien ou d’un service relatif à un autre (habituellement exprimé sous forme d’un ratio).
- rente économique
- Le surcroît de paiement ou d’un autre bénéfice reçu par l’individu par rapport à ce qu’il aurait reçu avec son alternative de second rang (ou option de réserve). Voir également : option de réserve.
Dans cette unité, nous allons maintenant construire un modèle économique qui aide à expliquer les circonstances dans lesquelles de nouvelles technologies sont choisies, à la fois dans les économies du passé et celles contemporaines. Nous utilisons quatre idées-clés de la modélisation économique :
- ceteris paribus et d’autres simplifications nous permettent de nous concentrer sur les variables d’intérêt. Nous voyons davantage en regardant moins de choses ;
- les incitations jouent un rôle, car elles affectent les avantages et les coûts associés à une action, plutôt qu’à une autre ;
- les prix relatifs nous permettent de comparer des alternatives ;
- la rente économique est au fondement de la prise de décision.
Une partie du processus d’apprentissage de l’économie consiste à apprendre une nouvelle langue. Les termes ci-dessous apparaîtront souvent dans les unités suivantes, et il est important d’apprendre à les utiliser avec précision et assurance.
Ceteris paribus et simplification
Comme souvent dans la recherche scientifique, les économistes simplifient fréquemment l’analyse en laissant de côté tout ce qu’ils considèrent comme étant de moindre importance au regard de la question qui les intéresse. Pour ce faire, ils utilisent l’expression « en gardant les autres choses constantes », ou, plus souvent, l’expression latine, ceteris paribus, qui signifie « toutes choses étant égales par ailleurs ». Par exemple, dans la suite du cours, nous simplifions une analyse des comportements d’achat en regardant l’effet d’un changement de prix et en ignorant d’autres facteurs qui pourraient influencer nos comportements, comme la fidélité à une marque ou ce que les autres pourraient penser de nos choix. Nous nous demandons ainsi : qu’est-ce qui se passerait si le prix changeait, mais que tous les autres facteurs susceptibles d’influencer la décision étaient gardés constants ? Ces hypothèses ceteris paribus, quand elles sont bien utilisées, peuvent clarifier le propos sans altérer les faits essentiels.
Quand nous étudions comment un système économique capitaliste promeut le progrès technologique, nous allons regarder comment les changements dans les salaires affectent les choix technologiques des entreprises. Dans le plus simple des modèles possibles, nous « maintenons constants » les autres facteurs affectant les entreprises. Ainsi, nous supposons que :
- les prix de tous les facteurs de production sont identiques pour toutes les entreprises ;
- toutes les entreprises ont connaissance des technologies utilisées par les autres ;
- les propriétaires des entreprises ont tous les mêmes préférences en termes de risque.
Exercice 2.2 Utiliser l’hypothèse ceteris paribus
Supposons que vous construisiez un modèle du marché des parapluies, dans lequel le nombre de parapluies vendus dépend de la couleur et du prix, ceteris paribus.
- La couleur et le prix sont des variables utilisées pour prédire les ventes. Quelles autres variables sont gardées constantes ?
À laquelle de ces questions pensez-vous que ce modèle pourra apporter une réponse ? Dans chaque cas, quelles améliorations apportées au modèle pourraient aider à répondre à la question ?
- Pourquoi les ventes annuelles de parapluies sont-elles plus élevées dans la capitale que dans les autres villes ?
- Pourquoi les ventes annuelles de parapluies sont-elles plus élevées dans certains magasins de la capitale plutôt que dans d’autres ?
- Pourquoi les ventes hebdomadaires de parapluies dans la capitale ont augmenté au cours des six derniers mois ?
Les incitations ont de l’importance
Pourquoi l’eau dans la machine hydraulique de Fisher représentant l’économie se déplaçait-elle lorsque la quantité d’« offre » ou de « demande » d’un ou plusieurs biens changeait, de sorte que les prix n’étaient plus à l’équilibre ?
- La gravité agit sur l’eau de sorte qu’elle atteigne le niveau le plus bas possible.
- Les canaux permettaient à l’eau d’atteindre le niveau le plus bas possible, mais ils restreignaient ses possibilités d’écoulement.
Tous les modèles économiques renferment quelque chose de similaire à la gravité et à une description du type de mouvements qui sont possibles. L’équivalence de la « gravité » est l’hypothèse selon laquelle les individus, en prenant une décision plutôt qu’une autre, aspirent toujours à faire au mieux (selon un certain critère).
L’analogie avec la libre circulation de l’eau dans la machine de Fisher repose sur le fait que les individus sont libres d’agir comme ils l’entendent, plutôt que de se voir imposer une option plutôt qu’une autre. C’est ici que les incitations économiques entrent en jeu. Il existe toutefois également des limites aux actions que les individus peuvent réaliser : tous les canaux ne leur sont pas ouverts.
Comme de nombreux modèles économiques, celui que nous utilisons pour expliquer la révolution technologique permanente est fondé sur l’idée que les individus et les entreprises répondent aux incitations économiques. Comme nous le verrons dans l’Unité 4, les individus sont motivés non seulement par un désir de gain matériel, mais également par l’amour, la haine, le sens du devoir et le désir d’approbation. Le confort matériel reste néanmoins un objectif important et les incitations économiques reposent sur cette source de motivation.
Lorsque les propriétaires ou les dirigeants d’entreprises décident du nombre de travailleurs à embaucher, ou lorsque les clients déterminent ce qu’ils achètent et en quelle quantité, les prix sont un facteur essentiel dans leur prise de décision. Si les prix sont bien plus faibles dans le supermarché discount que dans l’épicerie située au coin de la rue, et si le supermarché discount n’est pas trop éloigné, cela constitue un bon argument pour faire ses courses dans ce dernier plutôt qu’à l’épicerie.
Prix relatifs
Une troisième caractéristique de nombreux modèles économiques est que nous nous intéressons souvent plus aux ratios qu’aux niveaux absolus. L’économie porte son attention sur les alternatives et les choix. Si vous devez choisir l’endroit où faire vos courses, les prix de l’épicerie du quartier ne sont pas les seuls paramètres qui comptent, ce sont plutôt ces prix relativement à ceux du supermarché et relativement aux coûts de transport pour aller au supermarché. Si tous ces prix augmentaient de 5 %, votre décision ne changerait probablement pas.
Les prix relatifs sont simplement le prix d’une option relativement à celui d’une autre. Nous exprimons souvent les prix relatifs comme le ratio de deux prix. Nous verrons qu’ils sont très importants pour expliquer non seulement ce que les clients (ou consommateurs, comme nous les appelons souvent) décident d’acheter, mais aussi pourquoi les entreprises font les choix qu’elles font. Quand nous étudierons la Révolution industrielle, vous verrez que le ratio des prix de l’énergie (le prix du charbon, par exemple, pour faire fonctionner une machine à vapeur), par rapport au taux de salaire (le prix d’une heure de travail d’un salarié), tient un rôle important.
Positions de réserve et rentes
Imaginez que vous avez trouvé un nouveau moyen de reproduire un son en haute qualité. Votre invention est vraiment moins chère que les autres méthodes utilisées. Vos concurrents ne peuvent pas vous copier, soit parce qu’ils n’arrivent pas à développer cette méthode, soit parce que vous avez breveté ce procédé (rendant illégale toute tentative de vous copier). Supposons qu’ils continuent à proposer leurs services à un prix nettement supérieur à vos coûts.
Si vous proposez un prix identique ou juste inférieur au leur, vous pourrez vendre autant que ce que vous pouvez produire : vous fixez donc un prix similaire, mais vous réalisez des profits bien plus élevés que ceux de vos concurrents. Dans ce cas, nous disons que vous profitez d’une rente d’innovation. Les rentes d’innovation sont une forme de rente économique – et il existe des rentes économiques partout dans l’économie. Elles constituent l’une des raisons pour lesquelles le capitalisme est un système aussi dynamique.
Nous utiliserons le concept des rentes d’innovation pour expliquer certains des facteurs ayant contribué à la Révolution industrielle. Mais la rente économique est un concept général qui nous aidera à expliquer de nombreuses autres caractéristiques de l’économie.
Si en choisissant une action (appelons-la, action A), vous recevez des bénéfices plus élevés que ceux que vous auriez reçus en sélectionnant votre deuxième meilleure option, on dit que vous avez reçu une rente économique.
Le terme peut facilement être confondu avec les usages habituels du mot, comme la rente que l’on obtient pour l’usage temporaire d’une voiture, d’un appartement ou d’un terrain. Pour éviter cette confusion, lorsque que nous parlons de rente économique, nous utilisons le mot « économique ». Rappelez-vous qu’une rente économique est quelque chose que vous souhaiteriez avoir et non pas quelque chose pour lequel vous devez payer.
- option de réserve
- L’alternative de second rang d’un individu parmi toutes les options dans une transaction particulière. Connu également sous le terme : option de rechange. Voir également : prix de réserve.
L’action alternative qui a le bénéfice net le plus élevé après A (action B) est souvent appelée l’« alternative de second rang », votre « position de réserve », ou le terme que nous utilisons : option de réserve. Elle est « en réserve » au cas où vous ne choisissez pas A. Ou si vous bénéficiez de A, mais qu’à un moment quelqu’un ne vous permet plus d’en bénéficier, votre option de réserve est votre plan B. Elle est aussi appelée une « option de repli ».
La rente économique nous donne une règle de décision simple :
- si l’action A peut vous procurer une rente économique (et personne n’est affectée de façon négative) : choisissez-la !
- si vous réalisez déjà l’action A et qu’elle vous permet de bénéficier d’une rente économique : continuez ainsi !
Cette règle de décision fonde notre explication des raisons pour lesquelles une entreprise pourrait innover en changeant de technologie. Nous commencerons la prochaine section en comparant des technologies.
Question 2.2 Choisissez la ou les bonnes réponses
Qu’est-ce qui constitue une rente économique ?
- La rente économique est quelque chose que vous aimeriez obtenir, et pas quelque chose pour lequel vous devez payer.
- La rente économique est quelque chose que vous aimeriez obtenir, et pas quelque chose pour lequel vous devez payer.
- Cette forme particulière de rente économique est appelée une rente d’innovation, où les bénéfices sont supérieurs à ceux obtenus avec la seconde meilleure alternative, en raison de l’adoption de la nouvelle technologie.
- Ce serait le profit normal. Une rente économique correspond à ce que gagnez au-delà de la seconde meilleure alternative.
2.4 Modéliser une économie dynamique : technologie et coûts
Utilisons maintenant ces principes de modélisation pour expliquer le progrès technologique. Dans cette section, nous nous pencherons sur les points suivants :
- Qu’est-ce qu’une technologie ?
- Comment une entreprise évalue-t-elle le coût de différentes technologies ?
Qu’est-ce qu’une technologie ?
Supposons que nous demandons à un ingénieur de dresser une liste des technologies disponibles pour produire 100 mètres de drap, lorsque les facteurs de production sont le travail (nombre de travailleurs, chacun travaillant pendant une journée ordinaire de travail, disons 8 heures) et l’énergie (tonnes de charbon). La réponse est représentée dans le graphique et le tableau de la Figure 2.3. Les cinq points du tableau représentent cinq technologies différentes. Par exemple, la technologie E utilise 10 travailleurs et 1 tonne de charbon pour produire 100 mètres de drap.
Suivez les étapes de la Figure 2.3 pour comprendre les cinq technologies.
Nous décrivons la technologie E, comme étant relativement intensive en travail et la technologie A, comme étant relativement intensive en énergie. Si une économie qui utilisait la technologie E passait à la technologie A ou B, nous dirions qu’elle aurait adopté une technologie réalisant des « économies de main-d’œuvre », car la quantité de travail utilisée pour produire 100 mètres de drap avec ces deux technologies est inférieure à celle utilisée dans la technologie E. C’est ce qui s’est passé au cours de la Révolution industrielle.
- dominé
- On décrit un résultat comme étant dominé s’il est possible d’obtenir plus d’une chose évaluée positivement sans avoir moins d’une autre chose également évaluée de manière positive. En bref : un résultat est dominé, s’il existe une alternative du type « gagnant-gagnant ».
Quelle technologie l’entreprise adoptera-t-elle ? La première étape est d’éliminer les technologies qui sont manifestement inférieures. Dans la Figure 2.4, nous commençons par la technologie A et regardons s’il existe une technologie alternative qui nécessite au moins autant de travail et de charbon. La technologie C est inférieure à A : pour produire 100 mètres de drap, elle requiert plus de travailleurs (3 contre 1) et plus de charbon (7 tonnes contre 6). Nous disons que la technologie C est dominée par la technologie A : sachant qu’il faut payer pour tous les facteurs de production, aucune entreprise ne voudrait utiliser la technologie C quand A est disponible. Les étapes de la Figure 2.4 vous montrent comment identifier les technologies qui sont dominées, et celles qui dominent.
En utilisant uniquement les informations disponibles sur les facteurs de production, nous avons restreint les choix : les technologies C et D ne seront jamais choisies. Mais comment l’entreprise choisit-elle entre A, B et E ? Cela nécessite de faire une hypothèse sur ce que l’entreprise tente de faire. Nous considérons qu’elle cherche à réaliser autant de profits que possible, ce qui signifie produire des draps au coût le plus faible possible.
Prendre une décision sur une technologie de production nécessite également une information économique sur les prix relatifs – le coût d’embaucher un travailleur relativement à celui d’acheter une tonne de charbon. Intuitivement, la technologie E intensive en travail sera choisie si le travail est très bon marché relativement au coût du charbon. La technologie A intensive en énergie sera préférable dans une situation où le charbon est relativement peu coûteux. Un modèle économique nous permet d’être plus précis que cela.
Comment une entreprise évalue-t-elle le coût de production associé à différentes technologies ?
L’entreprise peut calculer le coût de n’importe quelle combinaison de facteurs de production qu’elle doit utiliser en multipliant le nombre de travailleurs par le salaire et les tonnes de charbon par le prix du charbon. Nous utilisons le symbole w pour le salaire, L pour le nombre de travailleurs, p pour le prix du charbon et R pour le nombre de tonnes de charbon :
- droite d’isocoût
- Une droite qui représente toutes les combinaisons pour un coût total donné.
Supposez que le salaire soit de 10 £ et le prix du charbon, 20 £ la tonne. Dans le tableau de la Figure 2.5, nous avons calculé le coût d’employer deux travailleurs et de trois tonnes de charbon, qui revient à 80 £. Cela correspond à la combinaison P1 dans le graphique. Si l’entreprise employait plus de travailleurs — disons six — mais réduisait l’utilisation de charbon à une tonne (point P2), cela coûterait également 80 £. Suivez les étapes de la Figure 2.5 pour voir comment nous construisons les droites d’isocoût pour comparer les coûts de toutes les combinaisons de facteurs de production.
Les droites d’isocoût relient toutes les combinaisons de travailleurs et de charbon qui ont le même coût. Nous pouvons les utiliser afin de nous aider à comparer les coûts des trois technologies A, B et E qui restent en jeu (c’est-à-dire, qui ne sont pas dominées).
Le tableau de la Figure 2.6 montre le coût de production de 100 mètres de drap avec chaque technologie quand le salaire est de 10 £ et que le prix du charbon est de 20 £. La technologie B permet clairement à l’entreprise de produire du drap à moindre coût.
Dans le graphique, nous avons tracé la droite d’isocoût passant par le point représentant la technologie B. Cela montre immédiatement que, pour ces prix de facteurs (rappelez-vous que le salaire est le « prix » du travail), les deux autres technologies sont plus coûteuses.

Technologie | Nombre de travailleurs | Charbon nécessaire (tonnes) | Coût total (£) |
---|---|---|---|
B | 4 | 2 | 80 |
A | 1 | 6 | 130 |
E | 10 | 1 | 120 |
Salaire de 10 £, coût du charbon à 20 £ la tonne
Figure 2.6 Coût d’utilisation de différentes technologies pour produire 100 mètres de drap : faible coût relatif du travail.
D’après la Figure 2.6, B est la technologie la moins coûteuse lorsque w = 10 et p = 20. Les autres technologies disponibles ne seront pas choisies à ces prix des facteurs de production. Remarquez que c’est le prix relatif qui compte, et pas le prix absolu : si les deux prix doublaient, le graphique resterait pareil : la droite d’isocoût passant par B aurait la même pente, alors que le coût serait de 160 £.
Nous pouvons désormais représenter les droites d’isocoût pour n’importe quel salaire w et prix du charbon p avec des équations. Pour ce faire, nous écrivons c pour le coût de production. Nous commençons avec l’équation du coût de production :
c’est-à-dire :
C’est une manière d’écrire l’équation de la droite d’isocoût pour n’importe quelle valeur de c.
Pour tracer une droite d’isocoût, il peut être utile de l’exprimer sous la forme :
où a, qui est une constante, est le point d’intersection avec l’axe des ordonnées, et b est la pente de la droite. Dans notre modèle, les tonnes de charbon, R, sont situées sur l’axe des ordonnées et le nombre de travailleurs, L, est situé sur l’axe des abscisses. Nous allons voir que la pente de la droite correspond au salaire relatif au prix du charbon, −(w/p). La droite d’isocoût est décroissante ; aussi, le coefficient de la pente dans l’équation −(w/p) est négatif.
L’equation :
peut être réécrite ainsi :
et réarrangée sous la forme suivante :
Ainsi quand w = 10 et p = 20, la droite d’isocoût pour c = 80 coupe l’axe des ordonnées au point 80/20 = 4 et a une pente négative égale à −(w/p) = −1/2. La pente est le prix relatif du travail.
Exercice 2.3 Droites d’isocoût
Supposons que le salaire soit de 10 £ mais que le prix du charbon est seulement de 5 £.
- Quel est le prix relatif du travail ?
- En utilisant la méthode du texte, écrivez l’équation de la droite d’isocoût pour c = 60 £, et réécrivez-la dans la forme standard y = a + bx.
- Écrivez les équations pour les droites d’isocoût à 30 £ et 90 £ dans la forme standard également, et tracez ces trois droites dans un graphique. Comparez cet ensemble de droites d’isocoût pour les prix des facteurs susmentionnés à celui pour w = 10 et p = 20 ?
2.5 Modéliser une économie dynamique : innovation et profit
Nous avons vu que lorsque le salaire est de 10 £ et que le prix du charbon est de 20 £, B est la technologie la moins coûteuse.
Un changement dans le prix relatif de ces deux facteurs modifiera la pente des droites d’isocoût. En regardant la localisation des trois technologies dans la Figure 2.7, nous pouvons imaginer que si la droite d’isocoût devient suffisamment pentue (avec une hausse des salaires par rapport au coût du charbon), B ne sera plus la technologie la moins coûteuse : l’entreprise choisira de passer à A. C’est ce qui s’est produit en Angleterre au 18e siècle.
Regardons comment un changement des prix relatifs peut engendrer cela. Supposons que le prix du charbon baisse à 5 £ alors que le salaire reste à 10 £.
En regardant le tableau de la Figure 2.7, avec les nouveaux prix, la technologie A permet à l’entreprise de produire 100 mètres de drap à moindre coût. Le charbon moins cher rend chaque méthode de production moins chère, mais la technologie intensive en énergie est désormais celle qui est la moins chère.
Rappelez-vous que pour tracer la droite d’isocoût passant par n’importe quel point, comme A, nous calculons le coût en A (40 £), puis nous cherchons un autre point avec le même coût. Le plus simple est de trouver l’un des points extrêmes F ou G. Par exemple, si aucun charbon n’est utilisé, 4 travailleurs pourraient être employés pour 40 £. Cette situation correspond au point F.
Vous pouvez voir sur la Figure 2.7 qu’avec le nouveau prix relatif, la technologie A est située sur la droite d’isocoût à 40 £, et les deux autres technologies disponibles sont situées au-dessus. Elles ne seront pas choisies si la technologie A est disponible.
Comment une innovation réduisant les coûts augmente les profits de l’entreprise ?
La prochaine étape consiste à calculer les gains de la première entreprise adoptant la technologie la moins coûteuse (A) lorsque le prix relatif du travail par rapport au charbon augmente. Comme toutes ses concurrentes, l’entreprise utilise initialement la technologie B, et minimise ses coûts : cela est représenté sur la Figure 2.8 par la droite d’isocoût en pointillés passant par le point B (et ayant pour extrémités les points H et J).
Une fois que les prix relatifs changent, la nouvelle droite d’isocoût passant par la technologie B est plus pentue et le coût de production est de 50 £. Un passage à la technologie A (qui utilise plus intensivement l’énergie et moins intensivement le travail) pour produire 100 mètres de drap réduit les coûts à 40 £. Suivez les étapes de la Figure 2.8 pour voir comment les droites d’isocoût changent avec les nouveaux prix relatifs.
Les profits de l’entreprise sont égaux aux recettes tirées de la vente de la production moins ses coûts.
Que l’entreprise adopte la nouvelle ou l’ancienne technologie, les mêmes prix doivent être payés pour le travail et le charbon, et elle reçoit le même prix lorsqu’elle vend 100 mètres de drap. La variation du profit est ainsi égale à la baisse des coûts résultant de l’adoption de la nouvelle technologie et les profits augmentent de 10 £ pour chaque 100 mètres de drap produits :
Ici, la rente économique pour une entreprise passant de B à A est égale à 10 £ pour 100 mètres de drap ; elle correspond à la réduction des coûts rendue possible par la nouvelle technologie. La règle de décision (si la rente économique est positive, faites-le !) dit à l’entreprise d’innover.
- entrepreneur
- Une personne qui crée ou qui adopte très tôt de nouvelles technologies, formes organisationnelles et d’autres opportunités.
Dans notre exemple, la technologie A était disponible, mais n’était pas utilisée avant qu’une première entreprise ne l’adopte, répondant ainsi à l’incitation créée par l’augmentation du prix relatif du travail. Celui qui adopte la technologie est appelé un entrepreneur. Lorsque l’on décrit une personne ou une entreprise comme étant entrepreneuriale, nous faisons référence à sa volonté d’essayer des nouvelles technologies et de démarrer de nouvelles activités.
L’économiste Joseph Schumpeter a fait de l’adoption du progrès technique par les entrepreneurs un élément-clé de son explication du dynamisme du capitalisme. C’est pourquoi on appelle souvent les rentes d’innovation des « rentes schumpétériennes ».
Les rentes d’innovation ne durent pas éternellement. Les autres entreprises, remarquant que des entrepreneurs réalisent des rentes économiques, finiront par adopter la nouvelle technologie. Elles vont également réduire leurs coûts et leurs profits augmenteront.
- destruction créatrice
- Nom attribué par Joseph Schumpeter au processus par lequel les anciennes technologies et les entreprises qui ne s’adaptent pas sont évincées par les nouvelles, car elles ne peuvent plus rivaliser sur le marché. Selon lui, l’échec des entreprises non rentables est créateur, car il libère le travail et les biens d’équipement pouvant être utilisés dans de nouvelles combinaisons.
Dans ce cas, avec des profits plus élevés pour 100 mètres de drap, les entreprises ayant les coûts les plus faibles se développent. Elles augmentent leur production de drap. Avec l’augmentation du nombre d’entreprises introduisant la nouvelle technologie, l’offre de drap sur le marché augmente et son prix va diminuer. Ce processus continue jusqu’à ce que tout le monde utilise la nouvelle technologie : à ce stade, les prix auront chuté jusqu’au point où personne ne gagne de rente d’innovation. Les entreprises qui seront restées avec l’ancienne technologie B seront incapables de couvrir leurs coûts avec le nouveau prix du drap, qui est plus faible, et feront faillite. Joseph Schumpeter appelait ce cycle la destruction créatrice.
Question 2.3 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 2.3 montre différentes technologies produisant 100 mètres de drap.
Que pouvons-nous conclure du graphique ?
- La technologie D utilise plus de travailleurs et moins de charbon, et est ainsi plus intensive en travail que C.
- La technologie B utilise moins de travailleurs et moins de tonnes de charbon que la technologie D afin de produire la même quantité de drap, elle domine donc D.
- La technologie A serait plus coûteuse que B, D ou E si le prix du charbon était beaucoup plus élevé que le niveau de salaire.
- La technologie C est dominée par A puisqu’elle utilise plus de travailleurs et plus de charbon que A. Par conséquent, elle n’est jamais moins coûteuse que A.
Question 2.4 Choisissez la ou les bonnes réponses
Regardez les trois droites d’isocoût dans la Figure 2.8.
En s’appuyant sur cette information, que pouvons-nous conclure ?
- À ces prix, N et B sont situés sur la même droite d’isocoût. Ces deux combinaisons de facteurs de production coûtent la même chose.
- Le ratio de prix est égal à la pente d’une droite d’isocoût ; puisque les isocoûts MN et FG ont la même pente, nous pouvons en déduire qu’ils représentent le même ratio des prix. MN est plus élevé que FG, donc il représente des coûts totaux plus élevés.
- L’isocoût FG a une pente de -2 (remplacer deux tonnes de charbon par un travailleur laisse le coût total de production inchangé), tandis que l’isocoût HJ a une pente de -0,5 (remplacer une tonne de charbon par deux travailleurs laisse le coût total inchangé). Cela signifie que le travail est relativement moins cher le long de HJ, ou que l’isocoût HJ a un ratio salaire/prix du charbon plus faible.
- Une droite d’isocoût représente toutes les combinaisons de travailleurs et de tonnes de charbon pour lesquelles le coût total de production est identique. Le long de l’isocoût HJ, nous savons qu’au point B (4 travailleurs et 2 tonnes de charbon) la technologie peut produire 100 mètres de drap. Si une technologie était disponible pour produire à un autre point sur la droite, elle ne produirait pas nécessairement 100 mètres de drap.
Les grands économistes Joseph Schumpeter
- économie évolutionniste
- Une approche qui étudie le processus du changement économique, notamment les innovations technologiques, la diffusion de nouvelles normes sociales ainsi que le développement de nouvelles institutions.
Joseph Schumpeter (1883–1950) est à l’origine de l’un des concepts les plus importants de l’économie moderne : la destruction créatrice.
Schumpeter a introduit en économie l’idée selon laquelle l’entrepreneur est l’acteur central du système économiste capitaliste. L’entrepreneur est l’agent du changement, qui introduit de nouveaux produits, de nouvelles méthodes de production et qui ouvre de nouveaux marchés. Les imitateurs le suivent et l’innovation se diffuse dans l’économie. Un nouvel entrepreneur et une nouvelle innovation sont les moteurs d’une nouvelle croissance.
D’après Schumpeter, la destruction créatrice constitue le cœur du capitalisme : les anciennes technologies et les entreprises incapables de s’adapter sont mises de côté par les nouvelles, car elles ne peuvent pas soutenir la concurrence sur le marché en vendant des biens à un prix qui couvre le coût de production. La faillite des entreprises non rentables libère du travail et des biens d’équipement, disponibles pour être utilisés dans de nouvelles combinaisons.
Ce processus décentralisé engendre une amélioration continue de la productivité, et donc de la croissance : Schumpeter y voyait un cercle vertueux.9 Néanmoins, la destruction des anciennes entreprises et la création de nouvelles se font lentement. La lenteur du processus est à l’origine de phases d’accélération et de ralentissement de l’économie. Les origines de la branche de la pensée économique connue sous le nom d’économie évolutionniste (vous pouvez lire des articles sur le sujet dans le Journal of Evolutionary Economics) remontent aux travaux de Schumpeter, de même que la plupart de la modélisation économique moderne portant sur l’entreprenariat et l’innovation. Vous pouvez lire les idées et les opinions de Schumpeter à travers ses propres mots10 11.
Schumpeter est né en Autriche-Hongrie, mais il a émigré aux États-Unis après la victoire des Nazis à l’élection de 1932, qui a conduit à la formation du Troisième Reich en 1933. Il avait également fait l’expérience de la Première Guerre mondiale et de la Grande Dépression des années 1930. Il est décédé alors qu’il rédigeait un essai intitulé « The march into socialism », dans lequel il évoquait son inquiétude vis-à-vis du rôle croissant de l’État dans l’économie et, par suite, de « la migration des affaires économiques des individus de la sphère privée vers la sphère publique ». Alors qu’il était jeune professeur en Autriche, il s’est battu et a gagné un duel face au bibliothécaire de l’université pour garantir à ses étudiants l’accès aux livres. Il déclara qu’il avait trois ambitions étant jeune : devenir le meilleur économiste au monde, le meilleur amant et le meilleur cavalier. Il ajouta que seul le déclin de la cavalerie l’avait empêché de toutes les réaliser.
2.6 La Révolution industrielle britannique et les incitations à développer de nouvelles technologies
Avant la Révolution industrielle, le tissage, le filage et la fabrication d’habits pour le foyer étaient des tâches chronophages pour la plupart des femmes. En Angleterre, les femmes célibataires étaient appelées « spinsters » (fileuses) car le filage était leur occupation principale.
Eve Fisher, une historienne, a calculé que la fabrication d’une seule chemise demandait 500 heures de filage, et 579 heures de travail au total — coûtant 4 197,25 $ au salaire minimum actuel des États-Unis.
Qu’apportaient des inventions telles que la machine à filer ? Les premières machines avaient huit bobines. Une machine exploitée par un seul adulte pouvait donc remplacer huit fileuses, travaillant sur huit rouets. À la fin du 19e siècle, une seule machine à filer exploitée par un très petit nombre de personnes pouvait remplacer plus d’un millier de fileuses. Ces machines ne dépendaient pas de l’énergie humaine. Elles étaient alimentées à l’aide de turbines hydrauliques ou, plus tard, par des machines à vapeur fonctionnant au charbon. La Figure 2.9 résume ces changements apparus à l’occasion de la Révolution industrielle.
Ancienne technologie | Nouvelle technologie |
---|---|
Beaucoup de travailleurs | Peu de travailleurs |
Peu de machines (rouets) | Beaucoup de biens d’équipement (machines à filer, bâtiments d’usines, rouets hydrauliques ou machines à vapeur) |
… nécessitant seulement de l’énergie humaine | … nécessitant de l’énergie (charbon) |
Intensive en main-d’œuvre | Économe en main-d’œuvre |
Économe en capital | Intensive en capital |
Économe en énergie | Intensive en énergie |
Figure 2.9 Évolution de la technologie de filage au cours de la Révolution industrielle.
Le modèle de la section précédente fournit une hypothèse (une explication possible) aux raisons qui poussent quelqu’un à inventer une telle technologie et à l’adopter. Dans ce modèle, les producteurs de drap choisissaient entre des technologies qui n’utilisaient que deux facteurs de production – de l’énergie et du travail. Il s’agit d’une simplification, mais cela illustre l’importance des coûts relatifs des facteurs de production pour le choix d’une technologie. Lorsque le coût du travail augmente relativement au coût de l’énergie, un passage à une technologie intensive en énergie est susceptible de générer des rentes d’innovation.
Tout cela reste une hypothèse. Dans les faits, est-ce vraiment ainsi que cela s’est passé ? L’analyse des différences de prix relatifs entre pays et de leur évolution au cours du temps peut nous aider à comprendre pourquoi les technologies comme la machine à filer ont été inventées en Grande-Bretagne et non ailleurs. Nous pouvons utiliser le même raisonnement afin d’expliquer pourquoi cela s’est produit au 18e siècle et pas plus tôt.

Figure 2.10 Salaires exprimés relativement au prix de l’énergie (début du 18e siècle).
Page 140 de Robert C. Allen. 2008. The British Industrial Revolution in Global Perspective. Cambridge: Cambridge University Press.
La Figure 2.10 représente le prix du travail relativement au prix de l’énergie dans plusieurs villes au début du 18e siècle. Plus spécifiquement, il s’agit des salaires des ouvriers du bâtiment divisés par le prix d’un million de BTU (British Thermal Units, une unité d’énergie équivalente à un peu plus de 1 000 joules). On constate que le travail était plus cher relativement à l’énergie en Angleterre et aux Pays-Bas, qu’en France (Paris et Strasbourg), et bien plus encore qu’en Chine.
Les salaires relativement au coût de l’énergie étaient élevés en Angleterre, à la fois parce que les salaires anglais étaient plus élevés que les salaires ailleurs, et parce que le prix du charbon était plus faible en Angleterre, dont le sol en recelait en abondance, que dans les autres pays présentés dans la Figure 2.10.

Figure 2.11 Salaires rapportés au coût des biens d’équipement (de la fin du 16e au début du 19e siècle).
Page 138 de Robert C. Allen. 2008. The British Industrial Revolution in Global Perspective. Cambridge: Cambridge University Press.
La Figure 2.11 représente l’évolution du coût du travail comparativement au coût des biens d’équipement en Angleterre et en France du 16e siècle jusqu’au début du 19e siècle. Elle montre les salaires des ouvriers du bâtiment, divisés par le coût d’utilisation des biens d’équipement. Ce coût est calculé à partir du prix du métal, du bois, de la brique et du coût de l’emprunt, et il prend en compte le taux auquel les biens d’équipement s’usent ou se déprécient.
Comme on peut le constater, les salaires relativement au coût des biens d’équipement étaient similaires en Angleterre et en France au milieu du 17e siècle, mais à compter de cette date, les travailleurs anglais, contrairement à la France, sont devenus plus coûteux relativement au coût des biens d’équipement. En d’autres termes, les incitations à remplacer les travailleurs par des machines ont augmenté en Angleterre durant cette période, mais pas en France. En France, les incitations à économiser de la main-d’œuvre grâce à des innovations furent plus importantes à la fin du 16e siècle que deux cents ans plus tard, à l’époque où la Révolution industrielle commença à transformer la Grande-Bretagne.
Grâce au modèle développé dans la section précédente, nous avons appris que la technologie adoptée dépend du prix relatif des facteurs de production. En combinant les prédictions du modèle avec les données historiques, nous aboutissons à une explication de la date et du lieu d’émergence de la Révolution industrielle :
- les salaires, relativement au coût de l’énergie et des biens d’équipement, ont augmenté en Grande-Bretagne au 18e siècle, par rapport aux siècles précédents ;
- les salaires, relativement au coût de l’énergie et des biens d’équipement, étaient plus élevés en Grande-Bretagne au 18e siècle, qu’ailleurs dans le monde.
Il n’y pas de doute que le fait que la Grande-Bretagne fut un pays si inventif ait également aidé. Il y avait de nombreux travailleurs qualifiés, des ingénieurs et des fabricants qui pouvaient construire les machines conçues par les inventeurs.
Exercice 2.4 La Grande-Bretagne, oui, mais pas la France
Regardez notre vidéo dans laquelle Bob Allen, un historien de l’économie, explique pourquoi, selon lui, la Révolution industrielle a eu lieu à une époque et dans une région particulières.
- Résumez la thèse d’Allen en utilisant le concept de rentes économiques. Quelles hypothèses ceteris paribus faites-vous ?
- Quels autres facteurs importants peuvent expliquer l’émergence de technologies intensives en énergie en Grande-Bretagne au 18e siècle ?
Les prix relatifs du travail, de l’énergie et du capital peuvent aider à expliquer pourquoi les technologies économes en main-d’œuvre de la Révolution industrielle ont d’abord été adoptées en Angleterre, et pourquoi à cette époque le progrès technologique fut plus rapide en Angleterre comparativement au continent européen, et plus rapides encore comparativement à l’Asie.
Pour quelles raisons des pays comme la France et l’Allemagne, et plus tard la Chine et l’Inde, ont-ils adopté ces nouvelles technologies ? L’une des réponses possibles est qu’un progrès technologique supplémentaire a été réalisé. Une nouvelle technologie a été développée et a supplanté la technologie en place. Le progrès technologique signifiait qu’il fallait de plus faibles quantités de facteurs de production pour produire 100 mètres de drap. Nous pouvons utiliser le modèle pour l’illustrer. Dans la Figure 2.13, le progrès technologique mène à l’invention d’une technologie supérieure, intensive en énergie, appelée A′. L’analyse dans la Figure 2.13 montre qu’à partir du moment où A′ est disponible, elle sera choisie à la fois par les pays utilisant jusqu’ici A ou B.
Un deuxième facteur qui a permis la diffusion des nouvelles technologies dans le monde était la croissance des salaires et la baisse des coûts de l’énergie (due, par exemple, à des coûts de transport plus faibles, permettant aux pays d’importer de l’énergie de l’étranger à faible coût). Cela a rendu les droites d’isocoût plus pentues dans les pays pauvres et a donné une incitation à adopter une technologie économe en main-d’œuvre.12
Quoi qu’il en soit, les nouvelles technologies ont commencé à se diffuser, et les divergences en termes de technologie et de niveaux de vie se sont finalement estompées au profit d’une convergence – au moins parmi les pays au sein desquels la révolution capitaliste avait commencé.13
On constate néanmoins que certaines technologies qui avaient été remplacées en Grande-Bretagne au cours de la Révolution industrielle sont toujours utilisées dans certains pays. Le modèle prédit que le prix relatif du travail doit être très faible dans de telles situations, ce qui se traduit par une droite d’isocoût très plate. La technologie B pourrait être préférée sur la Figure 2.13, même si la technologie A′ est disponible, si la droite d’isocoût est plus plate que HJ, de sorte qu’elle passe par B, tout en étant en-dessous de A′.
Question 2.5 Choisissez la ou les bonnes réponses
Regardez à nouveau la Figure 2.12 qui représente les droites d’isocoût pour les 17e et 18e siècles en Grande-Bretagne.
Laquelle de ces affirmations est vraie ?
- La pente de la droite d’isocoût correspond à moins le ratio des prix, −(salaire/prix du charbon). Une droite d’isocoût plus plate indique des salaires plus faibles par rapport au prix du charbon.
- Une augmentation du niveau des salaires par rapport au coût de l’énergie entrainerait une droite d’isocoût plus pentue.
- Ce sont les prix relatifs qui comptent, pas le niveau absolu. Ainsi, si les salaires chutent, mais relativement moins que les coûts de l’énergie, de telle sorte que le ratio des prix continue à augmenter, la technologie A restera le meilleur choix.
- La comparaison entre ces deux droites montre que le coût de production est plus faible en A qu’en B. Ainsi, les entreprises ayant adopté la technologie A bénéficient d’un profit supérieur à celui qu’elles gagnaient avec la technologie alternative : une rente d’innovation.
Exercice 2.5 Pourquoi la Révolution industrielle ne s’est-elle pas produite en Asie ?
Lisez la réponse de David Landes à cette question, et cette synthèse de la littérature sur la grande divergence pour réfléchir aux raisons pour lesquelles la Révolution industrielle s’est produite en Europe plutôt qu’en Asie, et en Grande-Bretagne plutôt qu’en Europe continentale.
- Quels arguments avez-vous trouvé les plus convaincants, et pourquoi ?
- Quels arguments avez-vous trouvé les moins convaincants, et pourquoi ?
2.7 L’économie malthusienne : décroissance de la productivité moyenne du travail
Les données historiques vont dans le sens de notre modèle fondé sur les prix relatifs et les rentes d’innovation et qui fournit une explication simple de la distribution chronologique et géographique de la révolution technologique permanente.14
Cela explique en partie l’accélération sur la courbe en forme de crosse de hockey. Mais l’explication de la longue partie plate, le manche de la crosse de hockey, est toute différente, et nécessite un autre modèle.
Malthus a fourni un modèle de l’économie qui prédit un schéma de développement compatible avec la longue partie plate de la courbe en forme de crosse de hockey représentant le PIB par tête (cf. la Figure 1.1a de l’Unité 1). Son modèle introduit des concepts qui sont largement utilisés en économie. L’un des concepts les plus importants repose sur l’idée de la décroissance du rendement moyen d’un facteur de production.
Décroissance du rendement moyen du travail
Pour comprendre ce que cela signifie, imaginons une société agraire qui ne produit qu’un seul bien, des céréales. Supposons que la production de céréales soit un processus très simple – elle nécessite seulement le travail du fermier sur la terre. En d’autres termes, nous ignorons que la production de céréales nécessite également des outils pour bêcher, des moissonneuses-batteuses, des silos et d’autres types de bâtiments et d’équipements.
- facteurs de production
- Le travail, les machines et équipements (souvent désignés par le capital), les terres et les autres facteurs de production.
Le travail et la terre (et les autres facteurs que nous ignorons) sont appelés des facteurs de production, ce qui signifie qu’ils sont des inputs dans le processus de production. Dans le modèle construit précédemment pour représenter le changement de technologie, les facteurs de production étaient l’énergie et le travail.
Pour simplifier davantage, nous faisons une autre hypothèse ceteris paribus : il existe une quantité fixe de terres disponibles, de qualité uniforme. Nous imaginons que la terre est répartie entre 800 fermes. Dans chaque ferme ne travaille qu’un seul fermier. Chaque fermier travaille le même nombre d’heures au cours de l’année. Ensemble, ces 800 fermiers produisent un total de 500 000 kilos de céréales. La productivité moyenne du travail d’un fermier est :
- productivité moyenne
- Quantité totale produite divisée par un facteur de production particulier, par exemple par travailleur (divisée par le nombre de travailleurs) ou par travailleur et par heure (production totale divisée par le nombre total d’heures de travail).
Fonction de production
Cela décrit la relation entre la quantité produite et les quantités de facteurs de production utilisées à cette fin.
Pour comprendre ce qui se passera quand la population croît et qu’il y a plus de fermiers travaillant la même quantité limitée de terres, nous avons besoin de ce que les économistes appellent la fonction de production du fermier. Cela indique la quantité produite pour n’importe quel nombre de fermiers travaillant une quantité limitée de terres. Le cas échéant, nous gardons constants tous les autres facteurs de production, y compris la terre, de sorte que nous considérons uniquement comment la quantité produite varie avec la quantité de travail.
Dans les sections précédentes, vous avez déjà vu des fonctions de production très simples qui spécifiaient les quantités de travail et d’énergie nécessaires à la production de 100 mètres de drap. Par exemple, dans la Figure 2.3, la fonction de production de la technologie B dit que si 4 travailleurs et 2 tonnes de charbon sont utilisés, alors 100 mètres de drap seront produits. La fonction de production de la technologie A nous fournit un autre énoncé conditionnel : si 1 travailleur et 6 tonnes de charbon sont utilisés, alors 100 mètres de drap seront produits. La fonction de production des céréales est également un énoncé conditionnel, indiquant que s’il y a X fermiers, ils récolteront Y céréales.
La Figure 2.14a liste des quantités de travail associées à des quantités de céréales produites. Dans la troisième colonne, nous avons calculé le rendement moyen du travail. Dans la Figure 2.14b, nous dessinons la fonction, en supposant que la relation est vraie pour tous les fermiers et les montants produits de céréales (et pas seulement les quantités listées dans le tableau).
Leibniz : Économie malthusienne : décroissance de la productivité moyenne du travail
Nous appelons cela une fonction de production car une fonction est une relation entre deux quantités (des facteurs de production et une quantité produite ici), qui peut être exprimée mathématiquement sous la forme :
On dit que « Y est une fonction de X ». Ici, X est la quantité de travail consacrée à la culture des terres. Y est la quantité de céréales produite par ce facteur de production. La fonction f(X) décrit la relation entre X et Y, représentée par la courbe sur le graphique.
Facteur travail (nombre de travailleurs) | Production de céréales (kg) | Productivité moyenne du travail (kg/travailleur) |
---|---|---|
200 | 200 000 | 1 000 |
400 | 330 000 | 825 |
600 | 420 000 | 700 |
800 | 500 000 | 625 |
1 000 | 570 000 | 570 |
1 200 | 630 000 | 525 |
1 400 | 684 000 | 490 |
1 600 | 732 000 | 458 |
1 800 | 774 000 | 430 |
2 000 | 810 000 | 405 |
2 200 | 840 000 | 382 |
2 400 | 864 000 | 360 |
2 600 | 882 000 | 340 |
2 800 | 894 000 | 319 |
3 000 | 900 000 | 300 |
Figure 2.14a Valeurs constatées de la fonction de production d’un fermier : décroissance de la productivité moyenne du travail.
Exercice 2.6 La fonction de production du fermier
Dans l’Unité 1, nous avons expliqué que l’économie fait partie de la biosphère. Considérez l’agriculture d’un point de vue biologique.
Trouvez combien de calories sont brûlées par un fermier travaillant la terre, et combien de calories sont contenues dans 1 kg de céréales.
L’agriculture génère-t-elle un surplus de calories – plus de calories produites que de calories brûlées par le facteur travail – d’après la fonction de production de la Figure 2.14b ?
Notre fonction de production des céréales est hypothétique, mais, sous deux aspects, elle repose sur des hypothèses plausibles s’agissant de la manière dont la quantité produite dépend du nombre de fermiers.
Le travail, combiné avec la terre, est productif. Cela n’est pas surprenant. Plus il y a de fermiers, plus la quantité de céréales produite est importante, au moins jusqu’à un certain point (3 000 fermiers ici).
- rendements moyens décroissants du travail
- Une situation dans laquelle, plus on augmente la quantité de travail utilisée dans un processus de production donné, plus la productivité moyenne du travail décroît.
Quand il y a davantage de fermiers travaillant la terre, la productivité moyenne du travail baisse. Cette décroissance de la productivité moyenne du travail constitue l’un des deux piliers du modèle de Malthus.
Rappelez-vous que la productivité moyenne du travail est la quantité de céréales divisée par la quantité du facteur travail. D’après la fonction de production dans la Figure 2.14b, ou le tableau de la Figure 2.14a (tous les deux donnent la même information), nous voyons qu’un facteur annuel de 800 fermiers travaillant la terre génère un rendement moyen par fermier de 625 kg de céréales. Augmenter le facteur travail à 1 600 fermiers produit un rendement moyen de 458 kg. La productivité moyenne du travail chute à mesure de l’accroissement de la main-d’œuvre. Cela inquiétait Malthus.
Pour comprendre son inquiétude, imaginons qu’une génération plus tard, chaque fermier ait eu de nombreux enfants, de sorte qu’il n’y ait pas un fermier par ferme, mais deux. La quantité totale du facteur travail allouée à la production agricole était de 800, elle est maintenant de 1 600. Précédemment établie à 625 kg de céréales par fermier, la récolte moyenne est désormais seulement de 458 kg par fermier.
Vous pourriez soutenir que dans le monde réel, quand la population augmente, plus de terres peuvent être utilisées pour l’agriculture. Mais Malthus soulignait que les premières générations de fermiers auraient choisi les meilleures terres, de sorte que les terres restantes auraient été moins fertiles. Cela réduit également la productivité moyenne du travail.
Aussi, la décroissance de la productivité moyenne du travail peut être causée par :
- une plus grande quantité de main-d’œuvre allouée à une quantité fixe de terres ;
- une plus grande quantité de terres (de qualité inférieure) mises en culture.
Puisque le rendement moyen du travail diminue à mesure que la quantité de travail allouée à la production de céréales augmente, le revenu du travail n’aura de cesse de diminuer.
Question 2.6 Choisissez la ou les bonnes réponses
Regardez à nouveau la Figure 2.14b qui décrit la fonction de production de céréales des fermiers dans des conditions de culture comparables à la moyenne avec la technologie actuellement disponible.
Nous pouvons vérifier que :
- En l’absence de fermiers, il n’y a pas de production. Par conséquent, toutes les courbes doivent commencer à l’origine, et ne peuvent pas se déplacer vers le haut ou vers le bas de manière parallèle.
- Une telle découverte augmenterait les kilogrammes de céréales produits pour un nombre donné de fermiers (sauf pour zéro) ; ceci peut être représenté graphiquement comme un pivot de la courbe de la fonction de production, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
- Une courbe décroissante représente une diminution de la production à mesure que le nombre de fermiers augmente. Cela serait le cas uniquement si des travailleurs supplémentaires avaient des effets négatifs sur la productivité des travailleurs existants, hypothèse que nous écartons normalement.
- Une limite supérieure implique que les fermiers supplémentaires ne produiraient pas de kilogrammes supplémentaires de céréales ; ce qui serait représenté graphiquement par une fonction de production plate après la limite supérieure.
2.8 L’économie malthusienne : la population croît quand le niveau de vie augmente
La décroissance de la productivité moyenne du travail n’explique pas toute seule la portion longue et plate de la courbe en forme de crosse de hockey. Tout ce que ce concept indique, c’est que les niveaux de vie dépendent de la taille de la population. Il n’explique pas pourquoi, sur le long terme, les niveaux de vie et la croissance démographique n’ont pas tellement évolué. Pour cela, nous avons besoin de l’autre partie du modèle de Malthus, à savoir : l’augmentation des niveaux de vie génère une augmentation de la population.
Malthus ne fut pas le premier à avoir cette idée. Des années avant que Malthus ne développe ses théories, Richard Cantillon, un économiste irlandais, avait déclaré que « les hommes se reproduisent comme des souris dans une grange s’ils ont accès à des moyens de subsistance illimités ».
La théorie malthusienne considérait que les individus n’étaient pas foncièrement différents des autres animaux :
« Bien que l’homme s’élève au-dessus de tous les autres animaux par ses capacités intellectuelles, on ne saurait supposer que les lois physiques auxquelles il est soumis sont fondamentalement différentes de celles que l’on voit s’imposer au reste du règne vivant. »15
Les deux idées centrales du modèle de Malthus sont donc :
- la loi de la décroissance de la productivité moyenne du travail ;
- la croissance démographique en cas d’augmentation des niveaux de vie.
Imaginons un troupeau d’antilopes dans une vaste plaine déserte. Il n’existe pas de prédateurs compliquant leurs vies (ou notre analyse). Lorsque les antilopes sont mieux nourries, elles vivent plus longtemps et se reproduisent davantage. Quand le troupeau est de petite taille, les antilopes ont de la nourriture en abondance, et le troupeau s’agrandit.
Avec le temps, le troupeau devient si grand relativement à la taille de la plaine que les antilopes ne trouvent plus assez de nourriture. Comme l’espace en termes de terres disponibles pour chaque animal diminue, leur niveau de vie commence à baisser. Ce déclin continue tant que le troupeau continue de grandir en taille.
Comme chaque animal trouve moins à manger, les antilopes vont moins se reproduire et mourir précocément, de sorte que la croissance démographique va ralentir. Finalement, leur niveau de vie diminuera jusqu’au point où le troupeau cessera de grandir. Les antilopes occuperont toute la plaine. À ce stade, chaque animal consommera une quantité de nourriture que nous allons définir comme le niveau de subsistance. Lorsque la croissance démographique a abaissé le niveau de vie des animaux au niveau de subsistance, le troupeau cesse de grossir.
Si les animaux mangeaient moins que le niveau de subsistance, la taille du troupeau se mettrait en fait à diminuer. Et quand la consommation excède le niveau de subsistance, la taille du troupeau augmente.
Selon Malthus, la même logique s’applique lorsqu’on considère une population humaine vivant dans un pays avec une quantité fixe de surface arable. Tant que les hommes sont bien nourris, ils se reproduisent comme les souris de Cantillon dans leur grange. Mais ils finiront par occuper tout le pays, et une croissance démographique supplémentaire fera baisser les revenus d’un grand nombre d’individus en raison de la décroissance de la productivité moyenne du travail. La baisse du niveau de vie ralentira la croissance de la population en provoquant l’augmentation des taux de mortalité et la baisse des taux de natalité ; finalement, les revenus se stabiliseront au niveau de subsistance.
Le modèle de Malthus aboutit à un équilibre, dans lequel il y a un niveau de revenu juste suffisant pour permettre un niveau de consommation de subsistance. Les variables qui restent constantes au point d’équilibre sont :
- la taille de la population ;
- le niveau de revenu de la population.
Si les conditions changent, alors la population et les revenus peuvent changer également, mais l’économie finira par retourner à un équilibre où le revenu est au niveau de subsistance.
Exercice 2.7 Les individus sont-ils réellement comme les autres animaux ?
Malthus écrivait : « [On] ne saurait supposer que les lois physiques auxquelles [l’homme] est soumis sont fondamentalement différentes de celles que l’on voit s’imposer au reste du règne vivant. »
Êtes-vous d’accord ? Expliquez votre raisonnement.
L’économie malthusienne : l’effet du progrès technologique
Nous savons que pendant des siècles avant la Révolution industrielle, des améliorations technologiques se sont produites dans beaucoup d’endroits dans le monde, y compris en Grande-Bretagne. Pourtant, les conditions de vie ne se sont pas modifiées. Le modèle de Malthus peut-il expliquer cette observation ?
La Figure 2.15 illustre comment la combinaison de la décroissance de la productivité moyenne du travail, d’une part, et de l’effet de revenus plus élevés sur la croissance démographique, d’autre part, implique qu’à très long terme, le revenu des fermiers n’augmente pas sous l’effet du progrès technologique. Dans la figure, les éléments situés à gauche sont les causes des éléments situés à droite.

Figure 2.15 Modèle de Malthus : l’effet d’une amélioration de la technologie.
En partant de l’équilibre, avec un revenu au niveau de subsistance, une nouvelle technologie telle que des graines de meilleure qualité augmente le revenu par personne sur la quantité de terres fixes existante. Des niveaux de vie plus élevés conduisent à une augmentation de la population. Comme plus de personnes occupent la terre, la diminution des rendements moyens du travail implique une baisse du revenu moyen par personne. Les revenus reviennent finalement au niveau de subsistance, avec une taille de population supérieure.
Pourquoi la population est-elle plus importante avec le nouvel équilibre ? La production par fermier est maintenant plus élevée pour tout nombre de fermiers. La population ne revient pas à son niveau initial, car le revenu est au-dessus du niveau de subsistance. Une meilleure technologie offre un revenu de subsistance pour une population plus grande.
La rubrique Einstein à la fin de cette section montre comment représenter graphiquement le modèle de Malthus, et comment l’utiliser pour étudier l’effet d’une nouvelle technologie.
Le modèle de Malthus prédit que les améliorations technologiques ne causeront pas une hausse des niveaux de vie si :
- le rendement moyen du travail diminue lorsqu’une quantité supérieure de main-d’œuvre est assignée à une quantité de terres fixes ;
- la population augmente en réponse à l’augmentation de salaires réels.
Ensuite, dans le long terme, une augmentation de la productivité conduira à une population plus importante, mais pas à des salaires plus élevés. Cette conclusion déprimante fut, pendant un temps, considérée si universelle et inévitable qu’on l’appela la Loi de Malthus.
Einstein Modéliser Malthus
La théorie de Malthus est résumée dans la Figure 2.16, en utilisant deux graphiques.
La droite décroissante sur le graphique de gauche montre que plus la taille de la population est grande, plus le niveau de salaires est bas, en raison des rendements décroissants du travail. La droite croissante sur le graphique de droite montre la relation entre les salaires et la croissance démographique. Quand les salaires sont élevés, la population augmente, car des niveaux de vie plus élevés entraînent plus de naissances et moins de décès.
Pris ensemble, les deux graphiques expliquent la trappe malthusienne. La population sera constante quand le salaire sera au niveau de subsistance. Elle augmentera quand le salaire sera supérieur au niveau de subsistance et elle chutera quand le salaire sera au-dessous du niveau de subsistance.
La Figure 2.17 montre comment le modèle malthusien prédit que même si la productivité augmente, cela ne se traduira pas par une hausse du niveau de vie dans le long terme.
Exercice 2.8 Niveaux de vie dans le monde malthusien
Imaginez que la courbe de la croissance démographique dans le bloc droit de la Figure 2.16 se déplace vers la gauche (avec moins de naissances, ou plus de décès, pour tous les niveaux de salaires). Expliquez ce qui arriverait aux niveaux de vie, en décrivant la transition vers le nouvel équilibre.
2.9 La trappe malthusienne et la stagnation économique à long terme
L’impact majeur à long terme de l’amélioration de la technologie dans ce monde malthusien a donc été une augmentation de la population. L’écrivain H. G. Wells, auteur de La Guerre des Mondes, écrivit en 1905 que l’Humanité « a utilisé les grands bienfaits de la science, aussitôt qu’elle les a obtenus, par une multiplication insensée du peuple ».
Nous avons donc désormais une explication possible pour la portion longue et plate de la crosse de hockey. Les êtres humains ont périodiquement inventé de meilleurs procédés de fabrication, à la fois dans le domaine de l’agriculture et dans l’industrie, ce qui a périodiquement augmenté le revenu des fermiers et des employés au-dessus du niveau de subsistance. L’interprétation malthusienne était que la hausse des salaires réels a poussé les jeunes couples à se marier plus tôt et à avoir plus d’enfants. Les salaires supérieurs ont également eu pour conséquence des taux de mortalité plus faibles. La croissance démographique a finalement contraint les salaires réels à revenir au niveau de subsistance, ce qui pourrait expliquer pourquoi la Chine et l’Inde, qui avaient des économies relativement développées à cette époque, ont fini par avoir des populations de taille importante, mais – jusqu’à récemment – des revenus très bas.
Tout comme dans notre modèle des rentes d’innovation, des prix relatifs et du progrès technologique, nous devons nous poser cette question : les données nous permettent-elles d’étayer la prédiction centrale du modèle malthusien, selon lequel les revenus vont revenir au niveau de subsistance ?
La Figure 2.18 est compatible avec les prédictions de Malthus. De la fin du 13e siècle au début du 17e siècle, la Grande-Bretagne a connu des périodes avec des salaires élevés, menant à une hausse de la population, menant à des salaires plus bas, menant à une baisse de la population, et ainsi de suite, comme un cercle vicieux.
Nous appréhendons d’une manière différente le cercle vicieux en prenant la Figure 2.18 et en nous concentrant sur la période entre 1340 et 1600, indiquée dans la Figure 2.19. Entre 1349 et 1351, entre un quart et un tiers de la population européenne est morte des suites de la peste bubonique connue sous le nom de Peste Noire. La partie basse constituée du schéma montre les liens de causalité derrière les effets que nous identifions dans le graphique.

Figure 2.18 La trappe malthusienne : salaires et population (Années 1280–Années 1600).
Robert C. Allen. 2001. ‘The Great Divergence in European Wages and Prices from the Middle Ages to the First World War’. Explorations in Economic History 38 (4): pp. 411–447.
Le déclin du nombre de personnes travaillant dans les fermes durant la Peste noire augmenta la productivité agricole, suivant le principe de la décroissance de la productivité moyenne du travail. Les fermiers étaient dans une situation plus avantageuse, qu’ils possèdent leur terre ou qu’ils paient un loyer fixe à un propriétaire. Les employeurs dans les villes ont dû offrir des salaires plus élevés également, afin d’attirer les travailleurs originaires des zones rurales.
Les liens de cause à effet de la Figure 2.19 combinent les deux caractéristiques du modèle malthusien avec le rôle des événements politiques comme réponses à, et causes aux changements dans, l’économie. Quand, en 1349 et 1351, le roi Edouard fit adopter des lois visant à restreindre la hausse des salaires, l’économie (la baisse de l’offre de travail) l’emporta sur le politique : les salaires ont continué à augmenter, et les paysans ont commencé à exercer leur pouvoir accru, notamment en demandant plus de liberté et des impôts plus faibles lors de la révolte des paysans en 1381.
Mais lorsque la population s’est rétablie au 16e siècle, l’offre de travail augmenta, ce qui fit diminuer les salaires. Selon ces données, l’explication malthusienne est compatible avec l’histoire de l’Angleterre à cette époque.
Exercice 2.9 Qu’ajouteriez-vous ?
Le schéma des causes et effets créé dans la Figure 2.19 fait appel à de nombreuses hypothèses de type ceteris paribus.
- En quoi ce modèle simplifie-t-il la réalité ?
- Qu’est-ce qui a été laissé de côté ?
- Essayez de tracer à nouveau la figure en incluant d’autres facteurs qui vous semblent importants.
Question 2.7 Choisissez la ou les bonnes réponses
Regardez à nouveau la Figure 2.1 et la Figure 2.19 montrant des graphiques des salaires réels en Angleterre entre 1300 et 2000.
Les faits suivants sont également précisés :
Pendant la peste bubonique entre 1348 et 1351, entre un quart et un tiers de la population européenne est morte.
Aux 17e et 18e siècles, les salaires des travailleurs non qualifiés par rapport aux revenus des propriétaires terriens ne représentaient qu’un cinquième de ce qu’ils avaient été au 16e siècle.
Que pouvons-nous conclure de ces informations ?
- Dans le modèle malthusien, moins de travailleurs signifient une productivité moyenne plus élevée, augmentant la production par tête. Etant donné que le pouvoir de négociation n’est pas resté constant mais a augmenté, les travailleurs ont réclamé une plus grande part de cette production et les salaires réels ont augmenté.
- Selon le modèle malthusien, l’augmentation de la population causée par la hausse des salaires réels aurait conduit à une diminution de la productivité moyenne, entrainant une chute du salaire réel au niveau de subsistance. C’est ce qui semble être vérifié par le graphique.
- La productivité moyenne du travail détermine la taille du gâteau (la production totale), mais la part qui est réclamée par les travailleurs dépend de leur pouvoir de négociation, qui a diminué durant les cycles malthusiens sur le graphique.
- Au contraire, la croissance des salaires s’est produite en dépit des faibles salaires par rapport aux revenus des propriétaires terriens. L’explication de ce processus est que les salaires sont restés élevés par rapport aux prix de l’énergie et des biens d’équipement, ce qui a conduit à des innovations visant des technologies moins intensives en travail.
Exercice 2.10 Définir le progrès économique
Les salaires réels ont également fortement augmenté à la suite de la Peste noire dans les autres pays pour lesquels nous avons des données, tels que l’Espagne, l’Italie, l’Égypte, les Balkans et Constantinople (aujourd’hui Istanbul).16
- Comparez la croissance des salaires réels avec celle du PIB réel par tête, comme outils de mesure du progrès économique.
- Confrontez vos arguments à ceux de vos camarades. Êtes-vous d’accord ou pas ? S’il y a désaccord entre vous, existe-t-il des faits qui pourraient vous rapprocher, et le cas échéant, lesquels ? S’il n’y en a pas, pourquoi êtes-vous en désaccord ?
Nous nous sommes concentrés sur les agriculteurs et les salariés, mais au sein de l’économie, tout le monde n’était pas pris dans une trappe malthusienne. Avec l’augmentation de la population, la demande de nourriture a également augmenté. Dès lors, la quantité limitée de terres pouvant être utilisée pour produire de la nourriture devait prendre de la valeur. Dans un monde malthusien où la population augmente, la croissance de la population doit donc mener à une amélioration de la position économique relative des propriétaires terriens.
C’est ce qui s’est passé en Angleterre : la Figure 2.19 indique que les salaires réels n’ont pas augmenté à très long terme (ils n’étaient pas plus élevés en 1800 qu’en 1450). L’écart de revenus entre les propriétaires terriens et les travailleurs s’est alors creusé. Aux 17e et 18e siècles, les salaires des travailleurs anglais non qualifiés relativement aux revenus des propriétaires terriens, ne correspondaient qu’à un cinquième de ce qu’ils étaient au 16e siècle.
Pourtant, alors que les salaires étaient bas relativement aux rentes des propriétaires terriens, ce n’est pas cette différence qui explique de manière décisive comment l’Angleterre est sortie de la trappe malthusienne. Le point-clé de ce processus est que les salaires sont restés élevés comparativement au prix du charbon (Figure 2.10) et qu’ils ont même augmenté relativement au coût d’utilisation des biens d’équipement (Figure 2.11), comme nous l’avons vu.
2.10 Sortir de la stagnation malthusienne
Nassau Senior, l’économiste qui se lamentait du fait que le nombre de victimes de la famine irlandaise était tout à fait insuffisant, ne semblait pas manifester une grande compassion. Cependant, Malthus et lui n’avaient pas tort de penser que la combinaison d’une croissance démographique et d’une décroissance de la productivité moyenne du travail créerait un cercle vicieux de stagnation économique et de pauvreté. Toutefois, les graphiques en forme de crosse de hockey représentant les niveaux de vie montrent qu’ils ont eu tort de penser que cela ne pourrait jamais changer.
Ils n’ont pas considéré la possibilité que les améliorations technologiques puissent se produire à un taux plus rapide que celui de la croissance de la population, compensant la décroissance de la productivité moyenne du travail.
La révolution technologique permanente implique ainsi que le modèle malthusien n’est plus une description raisonnable du monde. Les niveaux de vie moyens ont augmenté de manière rapide et durable après la révolution capitaliste.
La Figure 2.20 représente le salaire réel et la population entre les années 1280 et 1860. Comme nous l’avons vu dans la Figure 2.18, du 13e au 16e siècle, il existait une relation négative très nette entre population et salaires réels : lorsque l’un augmentait, l’autre diminuait, comme le suggérait la théorie malthusienne.
Entre la fin du 16e et le début du 18e siècle, malgré une hausse des salaires, la croissance de la population a été faible. Autour de 1740, la logique malthusienne réapparaît (dans ce que nous labellisons « 18e siècle »). Puis vers 1800, l’économie se déplaça vers un régime entièrement nouveau, dans lequel la population et les salaires réels ont simultanément augmenté. C’est ce que nous appelons « Sortie de la trappe ».

Figure 2.20 Sortie de la trappe malthusienne.
Robert C. Allen. 2001. The Great Divergence in European Wages and Prices from the Middle Ages to the First World War. Explorations in Economic History 38 (4): pp. 411–447.
La Figure 2.21 se concentre sur la portion “Sortie de la trappe” des données de salaires.
L’histoire de la révolution technologique permanente met en évidence deux canaux d’influence sur les salaires.
- le niveau de production : on peut se le représenter comme la taille d’un gâteau qui doit être réparti entre les travailleurs et les propriétaires des autres facteurs de production (terres ou machines) ;
- la part reçue par les travailleurs : elle dépend de leur pouvoir de négociation, qui dépend lui-même de la façon dont les salaires sont déterminés (individuellement, ou grâce à des négociations menées par les syndicats, par exemple), ainsi que de l’offre et de la demande de travailleurs. Si de nombreux travailleurs sont en concurrence pour un même emploi, il est probable que les salaires seront faibles.
Après 1830, la taille du gâteau a continué à croître, et la part des travailleurs également.
La Grande-Bretagne est sortie de la trappe malthusienne. Le processus se répéta bientôt dans d’autres pays, comme le montraient les Figures 1.1a et 1.1b.
Question 2.8 Choisissez la ou les bonnes réponses
Regardez à nouveau la Figure 2.20, qui représente les salaires réels et la population anglaise entre les années 1280 et 1860.
Selon Malthus, avec la productivité moyenne décroissante du travail dans la production et la croissance démographique en réponse à la hausse des salaires réels, une augmentation de la productivité entrainera une population plus grande mais pas de hausse des salaires réels dans le long terme. En s’appuyant sur les informations fournies ci-dessus, laquelle des affirmations suivantes est correcte ?
- Il est vrai que Malthus suppose une croissance démographique en réponse à l’augmentation du salaire réel. Cependant, à mesure que la population augmente, la production moyenne par tête baisse, conduisant à une chute des salaires réels vers le niveau de subsistance. Cela n’apparaît de manière nette dans le graphique pour la période post-années 1800.
- Il y a en fait deux périodes – l’une entre les années 1280 et les années 1590, et l’autre entre les années 1740 et les années 1800 –, pour lesquelles la trappe malthusienne est évidente. Il y a, cependant, la période entre les deux, quand la relation négative entre le salaire réel et la population semble ne plus tenir (pas de croissance démographique malgré l’augmentation des salaires).
- Bien que le second cycle de la trappe malthusienne dura environ 60 ans (entre les années 1740 et les années 1800), le premier cycle semble avoir duré environ 300 ans.
- Si les améliorations technologiques augmentent la productivité moyenne du travail plus rapidement que la croissance démographique ne l’abaisse, alors la croissance démographique et les salaires réels peuvent coexister. C’est ce que montre la trajectoire de sortie de la trappe de l’économie anglaise après le 18e siècle.
Exercice 2.11 Les institutions essentielles du capitalisme
La sortie de la trappe malthusienne, lorsque le progrès technologique dépassa les effets de la croissance démographique, eut lieu après l’émergence du capitalisme. Considérez successivement les trois institutions essentielles du capitalisme :
- Pourquoi la propriété privée est-elle importante pour permettre au progrès technologique de se produire ?
- Expliquez comment les marchés peuvent fournir à la fois la carotte et le bâton pour encourager l’innovation.
- Comment la production des entreprises, plutôt que celle des familles, contribue-t-elle à la croissance des niveaux de vie ?
2.11 Conclusion
Nous avons présenté un modèle économique, dans lequel le choix des technologies de production des entreprises dépend du prix relatif des facteurs de production, et où la rente économique associée à l’adoption d’une nouvelle technologie offre une incitation aux entreprises pour innover. La confrontation de ce modèle aux données historiques montre qu’il pourrait aider à expliquer pourquoi la Révolution industrielle s’est produite en Angleterre au 18e siècle.
Nous avons montré comment le modèle malthusien d’un cercle vicieux, dans lequel la croissance de la population annule les gains temporaires de revenu, pouvait expliquer la stagnation des niveaux de vie pendant des siècles avant la Révolution industrielle, jusqu’à ce que la révolution technologique permanente permette de sortir de cette trappe grâce au progrès technologique.
Concepts introduits dans l’Unité 2
Avant de continuer, revoyez ces définitions :
2.12 Références bibliographiques
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- Malthus, Thomas R. 1830. A Summary View on the Principle of Population. London: J. Murray
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Gregory Clark, un historien de l’économie, soutient que le monde entier était malthusien de la préhistoire jusqu’au 18e siècle. Gregory Clark. 2007. A farewell to alms: A brief economic history of the world. Princeton, NJ: Princeton University Press. James Lee et Wang Feng s’intéressent aux différences entre les systèmes démographiques chinois et européens et remettent en cause l’hypothèse malthusienne selon laquelle la pauvreté en Chine était due à la croissance démographique. James Lee and Wang Feng. 1999. ‘Malthusian models and Chinese realities: The Chinese demographic system 1700–2000’. Population and Development Review 25 (1) (March): pp. 33–65. ↩
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Thomas Robert Malthus, 1830. A Summary View on the Principle of Population. London: J. Murray. ↩
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