Unité 17 La Grande Dépression, l’Âge d’or et la crise financière mondiale
Les économistes ont tiré différentes leçons des trois périodes de récession et d’instabilité qui ont interrompu l’amélioration globale des niveaux de vie dans les pays riches depuis la fin de la Première Guerre mondiale.
- Il y a eu trois périodes économiques distinctes dans la période de 100 ans ayant suivi la Première Guerre mondiale – les Années folles et la Grande Dépression, l’Âge d’or du capitalisme et la stagflation, et enfin la Grande Modération suivie de la crise financière de 2008.
- La fin de chacune de ces périodes – respectivement, le krach boursier de 1929, le déclin des profits et des investissements à la fin des années 1960 et au début des années 1970 avec comme point culminant le choc pétrolier de 1973 et la crise financière de 2008 – illustre les échecs des institutions qui avaient jusque-là régi l’économie.
- Les nouvelles institutions de l’Âge d’or du capitalisme – des syndicats plus forts et une augmentation des dépenses publiques en assurance sociale – ont répondu aux problèmes de demande agrégée mis en évidence par la Grande Dépression et ont permis une croissance rapide de la productivité, des investissements et une baisse des inégalités.
- Néanmoins, l’Âge d’or s’acheva sur une crise de la rentabilité, l’investissement et la productivité, suivie d’une période de stagflation.
- Les politiques adoptées comme réponse à la fin de l’Âge d’or ont rétabli des profits élévés et une inflation faible, au prix d’une hausse des inégalités, mais elles n’ont pas rétabli l’investissement et la croissance de la productivité qui caractérisaient l’époque précédente. Par ailleurs, elles ont rendu les économies vulnérables aux phases d’emballement des marchés financiers nourries par l’endettement. L’un de ces emballements a entraîné une crise financière mondiale en 2008.
Peu avant l’aube, le samedi 7 février 2009, 3 582 pompiers se déployèrent dans tout l’État australien du Victoria. Les Australiens ont qualifié cette journée de « samedi noir » : ce jour-là, les feux de brousse ont dévasté 400 000 hectares, détruit 2 056 maisons et ôté la vie à 173 personnes.
Cependant, lorsque les brigades de pompiers se préparèrent ce matin-là, aucune alerte d’incendie n’avait été lancée. Ce qui avait mobilisé les pompiers de l’État de Victoria, c’était l’indice appelé McArthur Forest Fire Danger Index (FFDI) qui, la veille, avait dépassé ce qui était (jusque-là) son niveau maximal calibré à 100 – un niveau qui avait été atteint seulement lors des feux de brousse de janvier 1939. Lorsque cet indice est supérieur à 50, il indique un danger « extrême ». Une valeur excédant 100 représente un danger « catastrophique ». Le 6 février 2009, l’indice FFDI avait atteint 160.
Par la suite, il y eut des mises en accusation, des procès et même la mise en place d’une Commission Royale afin de déterminer les responsables ou les causes de la pire catastrophe naturelle que l’Australie ait connue. Plusieurs causes étaient possibles : la foudre, des étincelles provenant de machines agricoles, des lignes électriques défectueuses ou même des incendies volontaires.
Ce n’est pas une simple étincelle ou un éclair qui causèrent ce « samedi noir ». Tous les jours, des étincelles provoquent des petits feux de brousse et pour cette seule journée, la Commission Royale signala 316 cas distincts de feux d’herbe, de broussaille ou de forêt. Ce sont des circonstances particulières qui ont transformé des feux apparemment sans réel danger en un désastre sans précédent.
De petites causes ont parfois des conséquences très importantes. Les avalanches constituent un autre exemple naturel. Dans le cas d’un réseau électrique, la défaillance d’un seul maillon du réseau entraîne la surcharge d’autres maillons, entraînant des coupures électriques en cascade.1
On retrouve également ce phénomène d’effet papillon (petites causes aux lourdes conséquences) en économie, par exemple lors de la Grande Dépression des années 1930 ou lors de la crise financière mondiale de 2008.
- Grande Dépression
- La période de forte baisse de la production et de l’emploi dans beaucoup de pays dans les années 1930.
Bien que les récessions soient caractéristiques des économies capitalistes, nous avons vu qu’il était rare qu’elles débouchent sur de longues périodes de contraction. Cela s’explique par une combinaison de mécanismes auto-correcteurs de l’économie et d’interventions publiques réussies. Plus spécifiquement :
- Les ménages prennent des mesures préventives qui vont atténuer plutôt qu’amplifier les chocs (Unité 13).
- Les gouvernements créént des stabilisateurs automatiques (Unité 14).
- Les gouvernements et les banques centrales agissent de manière à produire des effets de rétroaction négative plutôt que positive en cas de chocs (Unités 14 et 15).
Pourtant, comme pour le « samedi noir », il arrive qu’une catastrophe économique majeure survienne. Dans cette unité, nous analysons trois crises majeures qui ont ponctué le siècle précédent marqué par une croissance sans précédent des niveaux de vie dans les pays riches – la Grande Dépression des années 1930, la fin de l’Âge d’or du capitalisme dans les années 1970 et la crise financière mondiale de 2008.
- crise financière mondiale
- Cette crise débuta en 2007 avec l’effondrement des prix immobiliers aux États-Unis. Cela mena à une chute des prix des actifs basés sur des hypothèques à risque (subprimes) et une incertitude généralisée quant à la solvabilité des banques aux États-Unis et en Europe, qui avaient emprunté pour pouvoir acheter ces actifs. Les effets de la crise se firent sentir partout dans le monde puisque le commerce mondial recula considérablement. Les pouvoirs publics et les banques réagirent de façon agressive avec des politiques de stabilisation.
- Âge d’or (du capitalisme)
- Période caractérisée par une très forte croissance de la productivité, un emploi élevé et une inflation faible et stable. S’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1970.
La crise financière mondiale de 2008 a pris par surprise les ménages, les entreprises et les gouvernements du monde entier. Un problème qui paraissait insignifiant dans un compartiment obscur du marché immobilier américain a provoqué la chute des prix de l’immobilier, menant à une cascade de dettes impayées dans le monde entier et un effondrement de la production industrielle mondiale, ainsi que du commerce international.
Pour les économistes et les historiens, les évènements de 2008 ressemblaient de façon inquiétante aux évènements ayant marqué le début de la Grande Dépression de 1929. Pour la première fois, ils s’inquiétèrent du niveau atteint par le Baltic Dry Index, une mesure peu connue des frais de port des marchandises telles que le fer, le charbon ou encore les céréales. Lorsque le commerce international est en plein essor, la demande pour ces marchandises est élevée, mais l’offre de la capacité de fret étant inélastique, cela provoque une hausse des frais de port et de l’indice. En mai 2008, le Baltic Dry Index avait atteint son niveau le plus haut depuis sa création en 1985. Cependant, l’inverse est également vrai : en décembre 2008, beaucoup plus de personnes étaient intéressées par cet indice, car son niveau avait chuté de 94 %. Cet effondrement indiquait qu’à des milliers de kilomètres des maisons condamnées des anciens propriétaires en faillite d’Arizona et de Californie, là où la crise avait débuté, de gigantesques cargos valant 100 millions de dollars pièce étaient retenus à quai, car ils n’avaient aucune cargaison à transporter.
En 2008, les économistes se sont rappelés les leçons de la Grande Dépression2. Ils encouragèrent les décideurs publics à adopter des actions concertées à l’échelle internationale pour stopper l’effondrement de la demande agrégée et garder le système bancaire en état de fonctionnement.
Pourtant, les économistes sont également en partie responsables des politiques qui ont accru le risque de crise. Pendant 30 ans, les marchés non régulés, financiers ou autres, ont été stables. Certains économistes ont supposé à tort que ces marchés étaient immunisés contre les instabilités. Ainsi, les évènements de 2008 montrent également comment le fait de ne pas se soucier de l’histoire passée crée les conditions des nouvelles crises.
- emprunteur « subprime »
- Un individu avec une note de crédit faible et un risque de défaut élevé. Voir également : crédit « subprime ».
- rétroaction positive (effet de)
- Un processus par lequel un changement initial déclenche un processus qui amplifie le changement initial. Voir également : rétroaction négative (effet de).
Comment un petit problème du marché immobilier américain a-t-il pu amener l’économie mondiale au bord du précipice ?
- La broussaille sèche : dans l’Unité 18, nous verrons qu’il y eut une croissance rapide de la mondialisation des marchés internationaux de capitaux, évaluée à partir de la quantité d’actifs étrangers détenus par les résidents d’un pays. Au même moment, la mondialisation du secteur bancaire prenait place. Une partie de l’expansion non régulée des prêts octroyés par des banques mondiales permit de financer les prêts hypothécaires des fameux emprunteurs « subprime » (emprunteurs à risque) aux États-Unis.
- L’étincelle : la chute des prix de l’immobilier eut pour conséquence que les banques américaines, françaises, allemandes et britanniques avec un levier d’endettement très élevé, et donc avec une marge de sécurité très réduite en termes de valeur nette (capitaux propres), devinrent rapidement insolvables.
- Le mécanisme de rétroaction positive : la peur s’est propagée à travers le monde, les consommateurs annulant leurs commandes. La demande agrégée s’effondra. L’interconnexion forte entre les banques mondiales et les possibilités de transactions importantes de manière quasi instantanée ont fait de l’endettement excessif une source d’instabilité de plus en plus dangereuse.
- Des décideurs politiques complaisants : à quelques exceptions près, la plupart des décideurs politiques et leurs conseillers économiques continuaient à penser que le secteur financier était capable de s’autoréguler. La banque centrale internationale pour les banques centrales – la Banque des Règlements Internationaux à Bâle – avait laissé aux banques une liberté importante concernant leur levier d’endettement. Les banques pouvaient utiliser leurs propres modèles pour calculer le risque que représentaient leurs actifs. Elles parvenaient à respecter les règles internationales en matière de levier d’endettement en sous-évaluant le risque des actifs détenus et en les stockant dans ce que l’on appelle des banques fantômes, qu’elles détenaient mais qui échappaient à la régulation bancaire. Tout ce procédé était complètement légal. De nombreux économistes continuaient de penser que l’instabilité économique était un phénomène du passé, jusqu’à ce que la crise éclate. C’est comme si les pompiers australiens avaient appris que l’indice FFDI avait atteint un niveau de 160, mais qu’ils n’avaient pas réagi, parce qu’ils ne pensaient pas qu’un incendie soit possible.
En 1666, le lord-maire de Londres fut convoqué pour examiner un incendie qui avait récemment débuté dans la ville. Cet incendie aurait pu être contenu si le maire avait ordonné la destruction des maisons environnantes. Mais il jugea que le risque posé par le feu était faible, et eut peur des coûts de dédommagement des propriétaires des maisons. Le feu s’est étendu, et le grand incendie de Londres a finalement détruit l’essentiel de la ville. Comme le lord-maire de Londres, les décideurs politiques du 21e siècle ont été réticents à l’imposition de régulations plus strictes envers le secteur financier car cela aurait réduit la rentabilité du secteur. Ils n’ont pas bien évalué le coût bien plus important que leur échec en matière de régulation pourrait avoir sur l’économie.3
Certaines des personnes impliquées admirent par la suite que leurs croyances dans la stabilité de l’économie étaient erronées. Par exemple, Alan Greenspan, directeur de la banque centrale américaine (la Réserve fédérale) entre 1987 et 2006, admit cette erreur lors d’une audition face à une commission du gouvernement américain.
Comment les économistes apprennent des données « J’ai fait une erreur »
Le 23 octobre 2008, quelques semaines après la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, Alan Greenspan, admit que la crise financière avait révélé un « défaut » dans sa croyance que des marchés libres et concurrentiels garantissaient la stabilité financière. Lors d’une audition auprès de la Commission parlementaire de surveillance de l’action gouvernementale de la Chambre des représentants américains, Alan Greenspan fut interrogé par le président de la Commission, le représentant au Congrès Henry Waxman :
- Waxman
- Quelle fut alors votre erreur ?
- Greenspan
- J’ai fait l’erreur de supposer que l’intérêt personnel des organisations, à savoir les banques et autres institutions impliquées, était capable de protéger leurs actionnaires et leurs actions… Le problème ici est que ce qui ressemblait alors à un édifice très solide et, sans aucun doute, à un pilier majeur de la concurrence et de la liberté des marchés, s’est effondré. Et je pense, comme je l’ai déjà dit, que cela m’a choqué. Je ne comprends toujours pas complètement pourquoi cela s’est produit et, bien évidemment, jusqu’à ce que je comprenne où et pourquoi cette crise a éclaté, mes opinions évolueront. Si les données changent, j’évoluerai également.
- Waxman
- Vous croyiez que [citant directement Greenspan] « des marchés libres et concurrentiels étaient de loin la meilleure façon d’organiser une économie. Nous avons tenté la régulation, mais aucune n’a fonctionné ». Vous avez le pouvoir d’empêcher des pratiques de crédit irresponsables qui ont mené à la crise des subprimes. Vous étiez informé par tant de personnes de ces pratiques et de la nécessité de faire quelque chose. [Avez-vous] pris des décisions que vous regrettez ?
- Greenspan
- Oui, j’ai trouvé une faille.
- Waxman
- Vous avez trouvé une faille ?
- Greenspan
- J’ai trouvé une faille dans le modèle… qui définit comment fonctionne le monde, si je puis dire.
- Waxman
- En d’autres termes, vous avez donc trouvé que votre vision du monde n’était pas correcte, que cela ne fonctionnait pas.
- Greenspan
- Exactement. C’est la raison pour laquelle j’étais si choqué, car cela faisait plus de 40 ans que ce modèle fonctionnait à merveille, ce qui était largement documenté par des preuves empiriques.
Alors que la crise financière déferlait à l’été et à l’automne 2008, les économistes travaillant au sein des gouvernements, des banques centrales et des universités diagnostiquaient une crise de la demande globale et une faillite du système bancaire. Beaucoup des décideurs politiques influents dans cette crise étaient alors des économistes ayant étudié la Grande Dépression.
Ils appliquèrent les leçons tirées de la Grande Dépression au États-Unis : réduction des taux d’intérêt, apport de liquidités aux banques et déficits budgétaires. En novembre 2008, lors du sommet du G20 à Washington, le Premier ministre britannique Gordon Brown dit aux journalistes : « Nous devons nous accorder sur l’importance de coordonner les politiques monétaires et budgétaires. Il y a urgence. En agissant maintenant, nous pouvons stimuler la croissance dans toutes nos économies. Le coût de l’inaction sera bien plus important que le coût de n’importe quelle action. »
Une comparaison directe entre les 10 premiers mois de la Grande Dépression et la crise financière de 2008 indique que l’effondrement de la production industrielle dans le monde fut similaire (comparez janvier 1930 à janvier 2009 dans la Figure 17.1a). Pour autant, les leçons avaient été tirées : en 2008, les réponses monétaires et budgétaires furent bien plus importantes et bien plus décisives qu’en 1930, comme vous pouvez le constater sur les Figures 17.1b et 17.1c.

Figure 17.1a La Grande Dépression et la crise financière mondiale : la production industrielle.
Miguel Almunia, Agustín Bénétrix, Barry Eichengreen, Kevin H. O’Rourke, and Gisela Rua. 2010. ‘From Great Depression to Great Credit Crisis: Similarities, Differences and Lessons.’ Economic Policy 25 (62): 219–65. Updated using CPB Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis. 2015. ‘World Trade Monitor.’

Figure 17.1b La Grande Dépression et la crise financière mondiale : la politique monétaire.
Comme pour la Figure 17.1a, actualisation en utilisant les données des banques centrales nationales.

Figure 17.1c La Grande Dépression et la crise financière mondiale : la politique budgétaire.
Comme pour la Figure 17.1a, actualisation en utilisant les données du Fonds monétaire international. 2009. World Economic Outlook: January 2009; International Monetary Fund. 2013. ‘IMF Fiscal Monitor April 2013: Fiscal Adjustment in an Uncertain World, April 2013.’ April 16.
17.1 Trois époques économiques
Lors du siècle précédent, la moyenne des niveaux de vie, mesurés par le PIB par tête, a été multipliée par six dans les économies que l’on considère souvent comme « avancées » (principalement les économies « riches ») et qui incluent les États-Unis, l’Europe de l’Ouest, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande. Sur la même période, le nombre d’heures de travail a chuté. Il s’agit là d’un succès économique remarquable, mais cela ne fut pas un parcours facile.
Les Unités 1 et 2 ont raconté les débuts de la croissance rapide. Les Figures 13.2 et 13.3 ont mis en parallèle le taux de croissance stationnaire à long terme de 1921 à 2011 avec les fluctuations du cycle économique, qui passe de pic en pic tous les trois à cinq ans.
- demande agrégée (ou globale)
- Le total des différentes composantes de la dépense dans l’économie, additionnés pour donner le PIB : Y = C + I + G + X – M. Cela représente la somme totale de la demande (ou de la dépense) en biens et services produits dans l’économie. Voir également : consommation, investissement, dépense publique, exportations, importations.
- côté « offre » (économie agrégée)
- Comment la main d’œuvre et le capital sont utilisés pour produire des biens et services. Il utilise le modèle du marché du travail (également appelé le modèle des courbes de salaires et de prix, ou WS-PS). Voir également : côté « demande » (économie agrégée).
- Grande Modération
- Période de faible volatilité de la production globale dans les économies avancées entre les années 1980 et la crise financière de 2008. Le terme fut suggéré par les économistes James Stock et Mark Watson et popularisé par Ben Bernanke, alors président de la Fed.
Dans cette unité, nous étudierons trois périodes distinctes. Chacune commence avec une période faste (la surface gris clair sur la Figure 17.2), suivie d’une période difficile (la surface gris foncé) :
- 1921 à 1941 : la crise de la Grande Dépression caractérise la première époque. Elle inspira le concept keynésien de demande agrégée devenu un principe de base de l’enseignement en économie et de la conception des politiques économiques.
- 1948 à 1979 : la période dite de l’« Âge d’or » s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1979. Elle est appelée ainsi du fait du succès économique des années 1950 et 1960. L’Âge d’or prit fin dans les années 1970 avec une crise des profits et de la productivité. L’enseignement de l’économie et la conception des politiques économiques se sont alors détournés du rôle de la demande agrégée pour s’intéresser aux problèmes de l’offre tels que la productivité et les décisions des entreprises d’entrer ou de quitter les marchés.
- 1979 à 2015 : au cours de la période la plus récente, la crise financière mondiale a surpris le monde entier. Le potentiel d’une croissance fondée sur l’endettement à créer de tels ravages fut complètement négligé durant les années précédentes de croissance stable, caractérisées par une gestion macroéconomique apparemment réussie et que l’on a appelées la Grande Modération.

Figure 17.2 Chômage, croissance de la productivité et inégalités aux États-Unis (1914–2015).
United States Bureau of the Census. 2003. Historical Statistics of the United States: Colonial Times to 1970, Part 1. United States: United States Govt Printing Office; Facundo Alvaredo, Anthony B Atkinson, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, and Gabriel Zucman. 2016. ‘The World Wealth and Income Database (WID).’; US Bureau of Labor Statistics; US Bureau of Economic Analysis.
Le terme de « crise » est communément appliqué au premier et dernier de ces épisodes, car ils représentent un cataclysme inhabituel, bien que récurrent, faisant dévier une économie de ses fluctuations habituelles. Dans la deuxième époque, la fin de l’Âge d’or marque aussi une rupture nette par rapport à ce qui était considéré alors comme normal. Les trois mauvaises surprises qui mirent fin à ces époques sont différentes en bien des points, mais elles partagent tout de même quelques similarités : les mécanismes de rétroaction positive ont amplifié les effets des chocs habituels qui, en d’autres circonstances, auraient été atténués.
Que montre la Figure 17.2 ?
- Croissance de la productivité : une mesure générale de la performance économique est la croissance de la productivité horaire dans le secteur privé. La croissance de la productivité a atteint des points bas lors de la Grande Dépression, à la fin de l’Âge d’or en 1979 et au début de la crise financière. L’Âge d’or du capitalisme tire son nom de l’extraordinaire croissance de la productivité jusqu’à la fin de cette période. Les droites bleues en pointillés indiquent la croissance moyenne de la productivité pour chaque sous-période.
- Chômage : un chômage élevé, indiqué en vert, est caractéristique de la première période. Le succès de l’Âge d’or fut marqué par un chômage faible, ainsi qu’une croissance élevée de la productivité. La fin de l’Âge d’or a généré des pics de chômage à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Au cours de la troisième période, le chômage a diminué à chaque nouveau cycle économique jusqu’à la crise financière, lorsqu’un chômage élevé est réapparu.
- Inégalités : la Figure 17.2 présente également des données relatives aux inégalités aux États-Unis, illustrées par la part des revenus détenus par le pourcentage le plus riche de la population. Le centile le plus riche possédait presque un cinquième des revenus à la fin des années 1920 juste avant la Grande Dépression. Leur part a ensuite diminué régulièrement jusqu’à connaître un retournement à la fin de l’Âge d’or : la part des revenus des très riches s’est alors rétablie au niveau atteint à la fin des années 1920.
Nous avons vu dans de précédentes unités que les économies capitalistes sont caractérisées par un progrès technologique continu, induit par les incitations à créer de nouvelles technologies. En fonction des prévisions de profits après impôts, les entreprises prennent leurs décisions d’investissement dans le but d’avoir une longueur d’avance sur leurs concurrents. La croissance de la productivité reflète leurs décisions collectives d’investir dans de nouveaux équipements incorporant les améloriations technologiquees. La Figure 17.3 montre le taux de croissance du stock de capital, ainsi que les taux de profit des entreprises du secteur non financier aux États-Unis (avant et après le paiement des impôts sur les profits).

Figure 17.3 Partie supérieure : croissance du stock de capital et taux de profit des sociétés non financières aux États-Unis (1927–2015). Partie inférieure : taux d’imposition apparent des profits des sociétés non financières aux États-Unis (1929–2015).
Les données de la Figure 17.3 montrent que la croissance du stock de biens d’équipement, ainsi que la rentabilité des entreprises, tendent à augmenter et à diminuer simultanément. Comme nous l’avons vu dans l’Unité 14, l’investissement est fonction des profits attendus après impôts et ces prévisions sont elles-mêmes déterminées par les évolutions passées de la rentabilité. Une fois qu’une décision d’investir est prise, il existe un décalage avant la commande et l’installation du nouveau stock de biens d’équipement.
- taux d’imposition effectif sur les profits
- On le calcule en prenant le taux de profit avant imposition, en lui soustrayant le taux de profit après imposition et en divisant le total par le taux de profit avant imposition. La fraction est habituellement multipliée par 100 et reportée en pourcentage.
À la suite du krach boursier de 1929 et des crises bancaires de 1929–1931, la rentabilité des entreprises fut restaurée, ce qui rendit possible un renouveau de croissance des investissements et du stock de biens d’équipement. Au cours de l’Âge d’or, la rentabilité et l’investissement étaient tous deux florissants. Un examen plus approfondi de la Figure 17.3 indique que les investissements dépendent des profits après impôts et l’on peut voir que l’écart existant entre le taux de profit avant impôts (en rouge) et le taux de profit après impôts (en vert) a diminué pendant l’Âge d’or. Le cadran inférieur indique le taux d’imposition effectif sur les profits des entreprises.
Les guerres nécessitent des financements importants et les impôts sur les entreprises ont significativement augmenté pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que pendant la guerre de Corée, puis ont augmenté lentement au cours de la guerre du Vietnam. Le taux d’imposition effectif sur les profits est passé de 8 % à 2 % au cours des trente années qui ont suivi le début des années 1950. Cela a notamment contribué à stabiliser le taux de profit après impôts. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’imposition sur les profits fut fortement réduite. Par la suite, le taux de profit avant impôts a fluctué, sans afficher de tendance particulière. Mais en dépit d’une stabilisation de la rentabilité lors de la troisième époque, le taux de croissance du stock de biens d’équipement a chuté.
Comme le montrent les Figures 17.2 et 17.3, à la veille de la crise financière, les Américains les plus riches se portaient très bien. Cela n’a cependant pas stimulé l’investissement, avec un stock de biens d’équipement augmentant au rythme le plus faible depuis la Seconde Guerre mondiale. Le début de la crise financière coïncida également avec un pic d’endettement du secteur privé (représenté sur la Figure 17.4). L’endettement des sociétés financières et des ménages était à son niveau le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale (relativement à la taille du PIB). L’endettement des sociétés financières fut le plus frappant, mais le taux d’endettement des ménages a également régulièrement augmenté au cours des années 2000.

Figure 17.4 Niveau d’endettement aux États-Unis, en pourcentage du PIB : ménages, sociétés non financières, sociétés financières et administrations publiques (1945–2015).
US Federal Reserve. 2016. ‘Financial Accounts of the United States, Historical.’ December 10; US Bureau of Economic Analysis.
La Figure 17.5a résume les caractéristiques clés de l’économie américaine pour chaque période, lors du siècle dernier.
Nom de la période | Dates | Caractéristiques clés de l'économie américaine |
---|---|---|
Années 1920 | 1921–1929 | Faible chômage Croissance élevée de la productivité Hausse des inégalités |
Grande Dépression | 1929–1941 | Chômage élevé Chute des prix Taux de croissance inhabituellement faible du stock de biens d’équipement Baisse des inégalités |
Âge d'or | 1948–1973 | Faible chômage Croissance inhabituellement élevée de la productivité Taux de croissance inhabituellement élevé du stock de biens d’équipement Baisse du taux d'imposition effectif sur les profits des entreprises Baisse des inégalités |
Stagflation | 1973–1979 | Chômage élevé et inflation Faible croissance de la productivité Profits moins élevés |
Années 1980 et la Grande Modération | 1979–2008 | Faible chômage et inflation Baisse du taux de croissance du stock de biens d’équipement Hausse rapide des inégalités Hausse de l'endettement des ménages et des banques |
Crise financière | 2008–2015 | Chômage élevé Faible inflation Hausse des inégalités |
Figure 17.5a La performance de l’économie américaine sur un siècle.
Les trois ères du capitalisme moderne ont été des phénomènes mondiaux, mais certains pays ont connu des expériences singulièrement différentes des États-Unis. En 1921, les États-Unis se classaient depuis dix ans en première position en matière de productivité au niveau mondial et ils étaient la plus grande économie mondiale depuis 50 ans. Le leadership américain en matière de technologie et ses entreprises mondiales permet d’expliquer le rattrapage rapide de l’Europe et du Japon au cours de l’Âge d’or. La première crise de 1929 et la crise financière de 2008 débutèrent également aux États-Unis pour se transformer ensuite en crises mondiales. Le Tableau 17.5b résume les différences importantes entre les États-Unis et les autres pays riches.
Nom de la période | Différences entre les États-Unis et les autres pays riches |
---|---|
Grande Dépression | États-Unis : retournement important et durable du PIB à partir de 1929 Royaume-Uni : a pu éviter une crise bancaire, recul modeste du PIB |
Âge d'or | États-Unis : leader technologique Reste du monde : la diffusion de la technologie crée une croissance de rattrapage, améliorant la productivité |
Crise financière | États-Unis : bulle sur le marché de l’immobilier créant une crise bancaire Allemagne, Scandinavie, Japon, Canada, Australie : pas de bulle, ont évité la crise financière |
Ouverture internationale (aux trois périodes) | Bien plus importante ailleurs qu’aux États-Unis |
Figure 17.5b La Grande Dépression, l’Âge d’or et la crise financière vus à travers une comparaison internationale : caractéristiques spécifiques des États-Unis.
Les trois époques du capitalisme moderne sont très différentes, comme en témoignent les Figures 17.5a et 17.5b. Nous devons utiliser le large éventail d’outils d’analyse que nous avons développé dans les unités précédentes pour comprendre leurs dynamiques, et comment ces époques sont reliées.
Question 17.1 Choisissez la ou les bonnes réponses
La figure suivante représente le taux de chômage (sur l’axe de gauche) et la croissance de la productivité (sur l’axe de droite) aux États-Unis entre 1914 et 2015.

En vous basant sur ces informations, laquelle des affirmations suivantes est correcte ?
- Les taux de chômage moyens lors des années de forte croissance des deux premières périodes ont été inférieurs à 5 %, tandis que durant la période 1979-2008, ils étaient de l’ordre de 6 %.
- La croissance de la productivité a fortement chuté au début de la Grande Dépression. Cependant, elle a aussi rebondi fermement, conduisant à une croissance de la productivité moyenne d’environ 2 % sur la période concernée, un taux très similaire à la croissance de la productivité moyenne sur la période de croissance 1979-2008.
- Les taux de chômage moyens lors des années de forte croissance des deux premières périodes ont été inférieurs à 5 %, tandis que les taux de croissance de la productivité moyens ont été d’environ 2,2 % et 3,2 % respectivement. Sur la période 1979-2008, le taux de chômage moyen a été d’environ 6 % tandis que le taux de croissance de la productivité moyen a été de 2,1 %.
- Le taux de chômage a atteint presque 10 % au début des années 1980, un taux plus élevé que le pic atteint lors de la période de la crise financière.
Question 17.2 Choisissez la ou les bonnes réponses
La figure suivante représente la part des revenus du centile le plus riche des ménages américains entre 1914 et 2013.

En vous basant sur ces informations, lesquelles des affirmations suivantes sont correctes ?
- Cela n’est pas vrai. Par exemple, la part du centile supérieur des ménages américains a chuté de façon continue durant l’époque de l’Âge d’or de 1948 à 1973.
- Les inégalités ont eu des années de déclin et des années de croissance pendant la Grande Dépression et la récession après la crise financière.
- Les inégalités ont aussi augmenté durant les années 1920 de forte croissance. L’Âge d’or était différent car les inégalités ont chuté de façon continue pendant cette période.
- Ils ont reçu 19 % du revenu total.
17.2 La Grande Dépression, l’amplification des chocs économiques et la demande globale
Le capitalisme est un système économique dynamique et, comme nous l’avons vu dans l’Unité 13, les phases d’essor et de récession en sont des caractéristiques récurrentes, même lorsque les fluctuations de la production agricole liées aux conditions météorologiques jouent un rôle mineur dans l’économie. Toutes les récessions ne sont cependant pas comparables. Dans l’Unité 14, nous avions vu qu’en 1929, un ralentissement de l’économie américaine similaire à d’autres ralentissements lors de la décennie précédente s’est transformé en un désastre économique à grande échelle : la Grande Dépression.
Les causes de la Grande Dépression nous apparaissent comme étant dramatiques, et ont dû être terrifiantes pour ceux qui les ont réellement vécues. De petites causes ont conduit à des effets toujours plus importants, dans une spirale analogue aux pannes en série d’un réseau électrique. Trois mécanismes simultanés de rétroaction positive ont fait chuter l’économie américaine dans les années 1930 :
- Une vision pessimiste du futur : l’impact d’une baisse de l’investissement sur le chômage et l’impact du krach boursier de 1929 sur les perspectives futures ont semé la peur auprès des ménages. Ils se sont préparés au pire en tentant d’épargner plus, entraînant une chute encore plus importante de la consommation.
- Faillite du système bancaire : la baisse consécutive du revenu empêcha le remboursement des emprunts. Dès 1933, près de la moitié des banques américaines avaient fait faillite, ce qui a considérablement réduit l’offre de crédit. Les banques qui n’avaient pas fait faillite augmentèrent les taux d’intérêt pour se protéger contre le risque, décourageant les entreprises d’investir et freinant les dépenses de consommation des ménages en automobiles, réfrigérateurs et autres biens durables.
- Déflation : les prix diminuent à mesure que les biens invendus s’accumulent dans les rayons des magasins.
- déflation
- Une baisse du niveau général des prix. Voir également : inflation.
La déflation affecte la demande globale via différents canaux. Le canal le plus important opèra via l’effet de la déflation sur ceux les plus endettés. Comme les dettes étaient libellées en termes nominaux, la déflation poussa à la hausse leur valeur réelle. Ce mécanisme de rétroaction positive était totalement nouveau, car au cours des anciens épisodes de déflation, les niveaux d’endettement étaient bien plus faibles. Les ménages arrêtèrent d’acheter des voitures et des logements, et de nombreux débiteurs devinrent insolvables, ce qui créa des problèmes à la fois pour les emprunteurs et les banques. Un cinquième des propriétaires et locataires étaient en situation de défaut. Les agriculteurs faisaient partie de ceux qui cumulaient le plus de dettes : les prix de leurs produits s’effondraient, conduisant à une chute de leurs revenus et augmentant le poids de leurs dettes. En réponse à cela, ils augmentèrent leur production, ce qui empira la situation en réduisant davantage le niveau des prix. Lorsque les prix diminuent, les gens reportent également leurs achats de biens durables, réduisant d’autant plus la demande globale.
Peu de personnes à cette époque comprirent ces mécanismes de rétroaction positive, et les premières tentatives du gouvernement pour renverser cette spirale à la baisse furent vaines. Cela tenait en partie au fait que les actions du gouvernement reposaient sur des idées économiques erronées. Par ailleurs, même si le gouvernement avait lancé des politiques adéquates, le rôle joué par l’État dans l’économie était trop restreint pour inverser les tendances déstabilisatrices puissantes à l’œuvre dans le secteur privé.
La Figure 17.6 illustre la chute de la production industrielle qui a commencé en 1929. En 1932, la production représentait moins de 60 % du niveau de 1929. Après une période de reprise, la production chuta à nouveau de 20 % en 1937. Le chômage est resté au-dessus de 10 % jusqu’en 1941, l’année où les États-Unis entrèrent dans la Seconde Guerre mondiale. Les prix à la consommation ont diminué en même temps que le PIB de 1929 à 1933, puis sont demeurés stables jusqu’au début des années 1940.

Figure 17.6 L’effet de la Grande Dépression sur l’économie américaine (1928–1941).
United States Bureau of the Census. 2003. Historical Statistics of the United States: Colonial Times to 1970, Part 1. United States: United States Govt Printing Office; Federal Reserve Bank of St Louis (FRED).
Exercice 17.1 Les agriculteurs au cours de la Grande Dépression
Durant la Grande Dépression, la demande pour la production agricole chuta. Confrontés à une baisse des prix de la production agricole et un endettement élevé, les agriculteurs décidèrent d’augmenter la production. Leur réponse aurait pu être pertinente d’un point de vue individuel, mais collectivement, cela empirera la situation. Prenez le cas de producteurs de blé et supposez qu’ils soient tous identiques. Dessinez les représentations graphiques des courbes de coût d’une ferme individuelle preneuse de prix, ainsi que de l’offre et la demande au niveau de l’ensemble du secteur, pour illustrer la situation. Expliquez votre raisonnement.
17.3 Les décideurs publics pendant la Grande Dépression
Tout comme le jour du feu de brousse le plus important d’Australie est maintenant appelé Samedi Noir (Black Saturday en anglais), on peut dater le début de la Grande Dépression au Jeudi Noir (Black Thursday en anglais). Le jeudi 24 octobre 1929, l’indice boursier américain Dow Jones des valeurs industrielles s’effondra de 11 % à l’ouverture, plongeant le marché boursier américain dans le déclin pour trois ans. La Figure 17.7 indique les phases ascendantes et descendantes du cycle économique de 1924 à 1941.

Figure 17.7 Changement dans les composantes de la demande globale au cours des fluctuations à la hausse et à la baisse (T3 1924 à T4 1941).
Appendix B in Robert J Gordon. 1986. The American Business Cycle: Continuity and Change.. Chicago, Il: University of Chicago Press.
Le fort ralentissement, du dernier trimestre 1929 au premier trimestre 1933, fut en partie causé par les fortes chutes de l’investissement des ménages et des entreprises (barre rouge) et de la consommation de biens non durables (barre verte). Afin de bien comprendre le comportement observé pour les ménages et les entreprises au cours de la Grande Dépression, rappelez-vous la Figure 14.6 où nous avions utilisé le modèle du multiplicateur pour décrire comment ce choc provoqua une chute de la demande globale. Rappelez-vous également que nous avions décrit un modèle, à partir de la Figure 14.8, qui permettait d’expliquer pourquoi les ménages ont stoppé leur consommation dans le but de restaurer leur cible de richesse.
Dans l’Unité 14, nous avons vu comment les politiques publiques peuvent à la fois amplifier ou atténuer les fluctuations économiques. Dans les premières années de la Grande Dépression, les politiques publiques ont à la fois amplifié et prolongé le choc. Au départ, les dépenses publiques et les exportations nettes ont à peine changé. En avril 1932, le président Herbert Hoover s’exprima devant le Congrès pour affirmer qu’une « réduction plus importante encore des dépenses publiques » était nécessaire et il plaida en faveur d’un budget équilibré. Hoover fut remplacé par Franklin Delano Roosevelt en 1932, et la politique gouvernementale changea.
Politique budgétaire pendant la Grande Dépression
La politique budgétaire a très peu contribué à la reprise jusqu’au début des années 1940. Les estimations indiquent par exemple que la production était 20 % en deçà du niveau de plein emploi en 1931. Cela veut dire que le faible excédent budgétaire cette année-là aurait impliqué un important excédent corrigé du cycle économique, compte tenu de la baisse des recettes fiscales propre à une économie en pleine dépression.
Sous la présidence de Roosevelt, le gouvernement accumula des déficits de 1932 à 1936. Lorsque l’économie entra en récession en 1938–1939, le déficit diminua de son pic de 5,3 % en 1936 à 3 % en 1938. Ce fut une autre erreur qui renforça la récession. La forte hausse des dépenses militaires au début des années 1940 (bien avant que les États-Unis n’entrent dans la Seconde Guerre mondiale fin 1941) a contribué à la reprise.
Politique monétaire pendant la Grande Dépression
La politique monétaire prolongea quant à elle la Grande Dépression. L’évolution du taux d’intérêt réel sur la Figure 17.8 indique que la politique monétaire était restrictive à partir de 1925 : le taux d’intérêt réel augmenta, atteignant un pic de 13 % en 1932. Dès le début de la récession en 1929, cette politique renforça, au lieu de compenser, la baisse de la demande agrégée. Il est cependant à noter que le taux d’intérêt nominal chuta après le pic de 1929 ; le taux d’intérêt réel augmenta, car les prix étaient également en train de chuter. Les dépenses en biens immobiliers et biens durables étant sensibles aux variations de taux d’intérêt, elles diminuèrent fortement.

Figure 17.8 Choix politiques au cours de la Grande Dépression : le cas des États-Unis (1921–1941).
Milton Friedman, et Anna Jacobson J. Schwartz. 1982. Monetary Trends in the United States and the United Kingdom, Their Relation to Income, Prices, and Interest Rates, 1867–1975. Chicago, Il: University of Chicago Press; United States Bureau of the Census. 2003. Historical Statistics of the United States: Colonial Times to 1970, Part 1. United States: United States Govt Printing Office; Federal Reserve Bank of St Louis (FRED).
L’étalon-or
- étalon-or
- Le système de taux de change fixes, abandonné lors de la Grande Dépression, dans lequel la valeur d’une devise était déterminée par la quantité d’or contre laquelle on pouvait échanger cette devise. Voir également : Grande Dépression.
- plancher zéro
- Cela renvoie au fait que le taux d’intérêt nominal ne peut pas être négatif ; il y a donc un plancher au taux d’intérêt nominal qui peut être fixé à zéro par la banque centrale. Voir également : quantitative easing (QE).
Les États-Unis étaient toujours dans ce que l’on appelait alors le système étalon-or. Cela impliquait que les autorités américaines promettaient d’échanger des dollars contre une certaine quantité d’or (la promesse était de payer une once d’or pour 20,67 $). Sous l’étalon-or, les autorités devaient continuer de verser de l’or contre des dollars à ce taux fixe. Si la demande pour le dollar américain diminuait, alors de l’or sortait du pays. Afin d’empêcher cela, soit les biens échangeables du pays devaient devenir plus compétitifs (pour stimuler les entrées d’or via une hausse des exportations), soit l’or devait être attiré à travers des afflux de capitaux. Cela pouvait être fait soit en augmentant le taux d’intérêt nominal, soit en le maintenant à un niveau élevé par rapport aux autres pays. Afin d’éviter toute sortie d’or, les décideurs publics étaient réticents à diminuer le taux d’intérêt au niveau du plancher zéro. Cela écartait la possibilité d’utiliser la politique monétaire pour contrer la récession.
À moins que les salaires ne baissent rapidement afin d’augmenter la compétitivité à l’international et les entrées d’or via une hausse des exportations et une baisse des importations, rester dans le système de l’étalon-or lors d’une récession est déstabilisant, car il l’amplifiera. Il y eut une sortie massive d’or des États-Unis après l’abandon de l’étalon-or par le Royaume-Uni en septembre 1931. L’une des raisons expliquant la spéculation contre le dollar américain (c’est-à-dire, les investisseurs vendant des dollars contre de l’or) était que les investisseurs s’attendaient à ce que les États-Unis abandonnent également ce système et dévaluent le dollar. Si cela s’était produit, les détenteurs de dollars auraient été perdants.
Changement des anticipations
En 1933, Roosevelt lança des réformes de politique économique :
- New Deal
- Programme du Président des États-Unis, Franklin Roosevelt, qui débuta en 1933 et consistait à mener des travaux publics d’urgence et des programmes d’assistance pour employer des millions de travailleurs. Il établit les structures de base des programmes sociaux caractérisant l’État social moderne, des politiques de l’emploi et des règlementations.
- Le New Deal : cela engagea des dépenses gouvernementales dans un certain nombre de programmes afin d’augmenter la demande agrégée.
- Les États-Unis quittèrent l’étalon-or : en avril 1933, le dollar fut dévalué à 35 $ l’once d’or et le taux d’intérêt nominal fut réduit à un niveau proche du plancher zéro (voir la Figure 17.8).
- Roosevelt introduisit également des réformes du système bancaire : à la suite des paniques bancaires en 1932 et au début de l’année 1933.
Le changement des croyances des personnes à propos du futur était aussi important que le changement de politiques. Le 4 mars 1933, dans son discours d’investiture en tant que président, Roosevelt s’adressa aux Américains pour leur dire : « La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même – une terreur sans nom, déraisonnée et injustifiée. »
La Grande Dépression
La période des années 1930 caractérisée par une chute de la production et de l’emploi mit à l’épreuve de nombreux pays.
- Les pays ayant abandonné l’étalon-or plus tôt dans les années 1930 s’en sont remis plus tôt.
- Aux États-Unis, la politique du New Deal menée par Roosevelt a permis d’accélérer la sortie de la Grande Dépression, en partie en causant une modification des anticipations.
Nous avons vu que les peurs des consommateurs et investisseurs en 1929 étaient justifiées. Néanmoins, grâce à la politique du New Deal de Roosevelt et des signes précoces de reprise qui existaient avant son élection, les ménages et les entreprises commencèrent à penser que la baisse des prix allait s’interrompre et que l’emploi allait repartir à la hausse.

Figure 17.9 La Grande Dépression et la reprise : les ménages diminuèrent leur consommation pour retrouver leur cible de richesse, puis l’augmentèrent à partir de 1933.
La Figure 17.9 ajoute une troisième colonne au modèle de la richesse des ménages déjà rencontré dans la Figure 14.8. La colonne C montre la perspective des ménages à partir de la fin de l’année 1933. La production et l’emploi étaient alors en période de croissance. L’incertitude à propos du futur ayant quasiment disparu, les ménages réévaluèrent leurs prévisions de richesse (dont les revenus du travail). Ils se mirent à consommer davantage, car l’épargne supplémentaire n’était plus nécessaire. À mesure que les ménages prévoyaient un retour des revenus et des prix aux niveaux d’avant la crise, la consommation pouvait reprendre. Toute hausse de la richesse au-dessus d’un seuil souhaité grâce à l’épargne réalisée pendant la Grande Dépression (indiqué dans la colonne C par la richesse au-dessus de la cible) permet une croissance supplémentaire de la consommation.
Le long chemin de la reprise était en cours. L’économie américaine n’atteignit cependant le niveau d’emploi d’avant la Grande Dépression que lors du troisième mandat de Roosevelt et après le début de la Seconde Guerre mondiale.
Exercice 17.2 Avantages et inconvénients des taux de change fixes
Regardez la vidéo « Économiste en action » dans laquelle l’économiste et historien économique Barry Eichengreen commente les systèmes de taux de change fixes comme l’étalon-or lors de la Grande Dépression et le système de l’Euro à la suite de la crise financière.
- Selon la vidéo, quels sont les avantages et les inconvénients des systèmes de taux de change fixes ?
- Comment les pays ayant adopté ces taux de change peuvent-ils répondre de manière efficace aux chocs économiques ? Quelles sont les caractéristiques du système de l’Euro qui rendent difficiles la mise en place de réponses efficaces ?
Question 17.3 Choisissez la ou les bonnes réponses
Franklin Roosevelt est devenu le Président des États-Unis en 1933. Après qu’il soit devenu président,
- Le déficit public fédéral a augmenté à 5,6 % du PNB en 1934.
- Le taux d’intérêt nominal à court terme a chuté de 1,7 % en 1933 à 0,75 % en 1935.
- Le CPI a chuté de 5,2 % en 1933 et a augmenté de 3,5 % en 1934.
- Les États-Unis ont quitté l’étalon-or en avril 1933.
- Le New Deal a été introduit en 1933. Il contenait des propositions pour augmenter les dépenses publiques fédérales en finançant un large panel de programmes et des réformes pour le système bancaire.
Laquelle des affirmations suivantes est correcte en ce qui concerne les années ayant suivi l’élection de Roosevelt ?
- Des anticipations plus optimistes conduisent à une hausse des dépenses des consommateurs, comme le montre la Figure 17.9.
- L’abandon de l’étalon-or a permis la dévaluation du dollar américain (de 20,67 $ à 35 $ par once d’or). Il n’était plus nécessaire de garder un taux d’intérêt élevé pour maintenir le dollar à un taux plus élevé (c’est-à-dire moins de dollars par once).
- Comme le taux d’intérêt nominal chutait, et que l’inflation est passée de négative à positive, le taux d’intérêt réel a chuté fortement (et est devenu négatif en 1934).
- Un déficit public en hausse signifie une expansion budgétaire.
17.4 L’Âge d’or de la croissance forte et du chômage faible
L’Âge d’or du capitalisme
Cette période caractérisée par une très forte croissance de la productivité, un niveau d’emploi élevé et une inflation stable s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1970.
- L’étalon-or fut remplacé par le système de Bretton Woods, bien plus flexible.
- Les employeurs et les salariés partagèrent les bénéfices du progrès technologique grâce aux compromis d’après-guerre.
- L’Âge d’or prit fin avec une période de stagflation dans les années 1970.
La période 1948–1973 fut remarquable de l’histoire du capitalisme. Aux États-Unis, nous avons vu dans la Figure 17.2 que la croissance de la productivité fut plus rapide et le chômage plus bas au cours de cette période par rapport aux autres. Cet Âge d’or du capitalisme d’une durée de 25 ans ne fut cependant pas confiné aux États-Unis. Le Japon, l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Europe de l’Ouest ont connu un Âge d’or comparable. Les taux de chômage furent historiquement faibles (voir la Figure 16.1). La Figure 17.10 présente des données de 1820 à 1913 pour 13 économies avancées, ainsi que pour 16 pays de 1950 à 1973.

Figure 17.10 Une perspective historique de l’Âge d’or du capitalisme.
Table 2.1 in Andrew Glyn, Alan Hughes, Alain Lipietz, et Ajit Singh. 1989. ‘The Rise and Fall of the Golden Age.’ In The Golden Age of Capitalism: Reinterpreting the Postwar Experience, edité par Stephen A. Marglin et Juliet Schor. New York, NY: Oxford University Press. Données de 1820 à 1913 relatives à 13 pays avancés, à 16 pays à partir de 1850.
Pendant l’Âge d’or, le taux de croissance du PIB par tête fut 2,5 fois plus élevé comparativement aux autres périodes. Au lieu de doubler tous les 50 ans, le niveau de vie doublait tous les 20 ans. L’importance de l’épargne et de l’investissement est illustrée par la partie droite : le stock de capital a augmenté presque deux fois plus rapidement pendant l’Âge d’or qu’il ne l’a fait entre 1870 et 1913.
La Figure 17.11 montre comment les pays d’Europe de l’Ouest et le Japon ont (presque) rattrapé les États-Unis. Dans cette figure, le niveau de PIB par heure travaillée aux États-Unis est fixé à 100, aussi nous n’avons pas d’information sur la performance américaine (nous devons utiliser la Figure 17.2 pour cela). Cette méthode permet par contre de représenter le point de départ des économies par rapport aux États-Unis immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que leurs trajectoires dans le temps. Ce phénomène est connu sous le terme de rattrapage économique.
- rattrapage économique
- Le processus par lequel beaucoup d’économies (mais pas toutes) dans le monde parvinrent à combler l’écart entre la première économie mondiale et leur propre économie.
Les trois grands perdants de la Seconde Guerre mondiale (Allemagne, Italie et Japon) étaient loin derrière en 1950. Le PIB par heure travaillée du Japon valait à peine un cinquième de celui des États-Unis. La croissance de ces pays fut clairement bien plus rapide que la croissance américaine au cours de l’Âge d’or : tous ces pays se sont rapprochés du niveau de la productivité américaine.

Figure 17.11 Rattrapage des États-Unis pendant l’Âge d’or et après (1950–2016).
The Conference Board. 2016. ‘Total Economy Database.’
Quel fut le secret des performances du pays leader en termes de productivité (les États-Unis) et des autres pays avancés au cours de l’Âge d’or ?
- Changements en termes de politiques économiques et de régulation : cela a permis de résoudre les problèmes d’instabilité qui caractérisèrent la Grande Dépression.
- Nouveaux accords institutionnels entre employeurs et travailleurs : ces accords ont créé des conditions dans lesquelles il était rentable pour les entreprises d’innover. Aux États-Unis, pays leader sur le plan technologique, cela permit de développer de nouvelles technologies, tandis que les pays suiveurs adoptèrent souvent des technologies perfectionnées et des techniques de gestion déjà utilisées aux États-Unis. Du fait du pouvoir accru des syndicats et des partis politiques des travailleurs leur permettant de négocier une part des gains de productivité, ils soutinrent les innovations – même lorsque celles-ci impliquaient temporairement des destructions d’emplois.
Après la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements avaient tiré les leçons de la Grande Dépression, ce qui modifia les politiques économiques nationales et internationales. À la manière du New Deal de Roosevelt qui signala un changement de politique et améliora les attentes du secteur privé, les gouvernements d’après-guerre ont rassuré quant à leur intention de soutenir la demande globale si nécessaire.
Dans les économies d’après-guerre, le poids du secteur public était plus important dans tous ces pays et grossit entre les années 1950 et 1960. La Figure 14.1 montrait la baisse des fluctuations de la production après 1950, ainsi que la taille bien plus importante du secteur public aux États-Unis. Dans l’Unité 14, nous avons vu qu’un secteur public élargi fournit plus de stabilisateurs automatiques pour l’économie. L’État-providence moderne fut bâti dans les années 1950 et les allocations chômages furent alors introduites. Ces politiques font également partie des stabilisateurs automatiques.
- système de Bretton Woods
- Un système monétaire international de taux de change fixes mais ajustables, établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il remplaça le système de l’étalon-or qui fut abandonné lors de la Grande Dépression.
Étant donné le coût d’adhésion à l’étalon-or pendant la Grande Dépression, il était clair qu’une nouvelle politique régissant les relations économiques internationales devait être mise en place. Ce nouveau régime fut appelé le système de Bretton Woods, d’après le nom d’une station de ski du New Hampshire où les représentants des plus grandes économies, dont Keynes, ont créé un système bien plus flexible que celui de l’étalon-or. Les taux de change étaient alors fixés sur le dollar américain plutôt que l’or. Si des pays devenaient très peu compétitifs (si des pays devaient faire face à un « déséquilibre fondamental » dans les comptes extérieurs, selon les termes exacts de l’accord), la dévaluation du taux de change était alors possible. Quand une monnaie comme la livre britannique était dévaluée (cela s’est produit en novembre 1967), il devenait moins coûteux d’acheter des livres. Cela augmentait la demande pour les exportations britanniques et diminuait la demande domestique pour les produits importés. Le système de Bretton Woods fonctionna plutôt bien pendant la majeure partie de l’Âge d’or.
17.5 Travailleurs et employeurs au cours de l’Âge d’or
L’Âge d’or est défini par un investissement élevé, une croissance rapide de la productivité, une croissance des salaires, ainsi qu’un chômage faible. Comment ce cercle vertueux a-t-il fonctionné ?
- Les profits après-impôts dans l’économie américaine sont restés élevés : ce fut le cas de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1960 (vous pouvez à nouveau regarder la Figure 17.3) et cette situation fut similaire pour les autres économies avancées.
- Les profits réalisés ont permis d’investir : les attentes partagées selon lesquelles les profits continueraient à être élevés dans le futur ont créé les conditions pour des niveaux d’investissement durablement élevés (vous pouvez vous référer au modèle des dépenses d’investissement de la Section 14.4).
- Des investissements élevés associés à un progrès technologique continu ont permis la création d’emplois : le chômage est resté faible.
- Le pouvoir des travailleurs : les syndicats et les mouvements politiques alliés aux salariés étaient suffisamment puissants pour garantir des hausses durables des salaires. Cependant, les accords entre les syndicats et les employeurs ont poussé les syndicats à agir de manière inclusive (Unité 16) et ont soutenu l’effet de protestation (voice effect, en anglais) des syndicats (Unité 9), ce qui eut pour effet d’encourager la coopération entre les travailleurs et les entreprises face à l’adoption de nouvelles technologies.
Utilisez les étapes de l’analyse de la Figure 17.12 pour voir comment ces quatre points expliquant l’Âge d’or peuvent être représentés en termes de déplacements des courbes des prix et des salaires. Rappelez-vous l’Unité 16, où nous avons vu que la courbe des prix révèle le salaire réel compatible avec un niveau d’investissement des employeurs qui maintient l’emploi à un niveau constant. Cela signifie qu’un salaire réel en dessous de la courbe des prix encouragera des entreprises à entrer ou à augmenter leur investissement, et l’emploi augmentera.
Aux États-Unis, le progrès technologique fut rapide pendant l’Âge d’or, car les innovations développées pendant la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale furent intégrées aux nouveaux biens d’équipements. Les nouvelles technologies et les nouvelles techniques de management déjà utilisées aux États-Unis pouvaient également être mises en place dans les autres économies en rattrapage. Dans la plupart de ces pays, la croissance de l’Âge d’or était alors bien plus rapide qu’au niveau de la frontière technologique définie par les États-Unis sur la Figure 17.11.
Le pouvoir des syndicats dans la détermination des salaires, ainsi que l’amélioration du système d’assurance chômage dans les années 1950 et 1960 sont illustrés par un déplacement vers le haut de la courbe des salaires dans la Figure 17.12. Le résultat observé, c’est-à-dire une augmentation des salaires en phase avec la productivité pour un chômage faible, est illustré par le point B.
Les syndicats comme les gouvernements jouèrent un rôle très important dans ce processus. Entre 1920 et 1933, les syndicats aux États-Unis perdirent deux membres sur cinq. Au cours des années 1930, des changements dans les lois concernant les syndicats, ainsi que les difficultés de la Grande Dépression contribuèrent à inverser cette tendance. La forte demande de travail pendant la Seconde Guerre mondiale permit de solidifier le pouvoir de négociation des travailleurs. La part des syndiqués sur l’ensemble des travailleurs atteignit un pic au début des années 1950. Au cours des cinquante années suivantes, on assista en revanche à une baisse constante des adhésions.
- consensus d’après-guerre
- Un accord informel (prenant des formes différentes d’un pays à l’autre) entre les employeurs, les pouvoirs publics et les organisations syndicales et patronales qui créa les conditions pour une croissance économique rapide dans les économies avancées de la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1970. Les syndicats acceptèrent les institutions de base de l’économie capitaliste et ne résistèrent pas au progrès technologique, en échange d’un chômage bas, de la tolérance à l’égard des syndicats et d’autres droits et d’une augmentation des salaires réels allant de pair avec l’augmentation de la productivité.
La Figure 17.13 indique à la fois l’importance croissante du secteur public, ainsi que le niveau historiquement élevé d’adhésion syndicale aux États-Unis. Comme nous l’avons déjà vu, le secteur public plus important reflète notamment le droit nouveau à une assurance chômage. Dans le modèle des courbes des salaires et des prix, des allocations chômage plus élevées ainsi que des syndicats plus puissants déplacent la courbe des salaires vers le haut, mais lorsque les syndicats sont inclusifs et qu’il y a un effet de protestation (voice) fort de la part des syndicats, la hausse est contenue.

Figure 17.13 Adhésion aux syndicats et importance du secteur public aux États-Unis (1913–2015).
John Joseph Wallis. 2000. ‘American Government Finance in the Long Run: 1790 to 1990.’ Journal of Economic Perspectives 14 (1): 61–82; Gerald Mayer. 2004. Union Membership Trends in the United States. Washington, DC: Congressional Research Service; US Bureau of Economic Analysis.
Les syndicats se comporteraient de manière inclusive, c’est-à-dire qu’ils s’abstiendraient d’utiliser l’étendue de leur pouvoir de négociation (par exemple, dans les entreprises et usines dans lesquelles ils sont très puissants) et coopéreraient dans le cadre d’une négociation à l’échelle de l’économie, visant à maintenir une croissance des salaires compatible avec la contrainte imposée par la courbe des prix. En retour, les employeurs maintiendraient l’investissement à un niveau tel que le chômage reste faible. Ce modèle non écrit, mais largement observé dans la réalité, consistant à partager les gains issus du progrès technologique entre employeurs et salariés, est connu sous le terme consensus d’après-guerre.
Ces compromis d’après-guerre entre employeurs, syndicats et pouvoirs publics, qui permettaient une forte croissance de la productivité, une croissance élevée des salaires réels et un chômage faible, ont différé selon les pays. En Scandinavie, en Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse et en Allemagne de l’Ouest, le processus de fixation des salaires était soit centralisé au sein d’un syndicat unique, soit coordonné entre les syndicats et les regroupements de dirigeants d’entreprises, ce qui entraînait une certaine modération salariale. Dans les secteurs de technologies avancées en France et en Italie, les États intervenaient pour fixer les salaires dans les entreprises publiques (détenues par l’État), définissant la direction à prendre pour l’économie tout entière. Le résultat était comparable à celui observé dans les pays où la fixation des salaires était centralisée.
Là où la coopération entre les employeurs et les syndicats était faible, les performances des pays au cours de l’Âge d’or furent moins bonnes. Dans la Figure 17.11, la relative pauvre performance du Royaume-Uni est notable durant l’Âge d’or. Le pays commença avec une productivité supérieure aux autres grands pays indiqués (le niveau de productivité britannique en 1950 était le plus proche des États-Unis), mais il fut ensuite dépassé par la France, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest dans les années 1960.
Le système britannique des relations du travail rendait un accord difficile. Il combinait des syndicats au pouvoir très fort au niveau de l’usine avec des syndicats fragmentés, incapables de coopérer à l’échelle de l’économie nationale. La force des délégués des syndicats locaux dans un système où coexistent une multitude de syndicats par entreprise conduisait les syndicats à la surenchère lorsqu’il fallait négocier les salaires. Cela a également renforcé l’opposition à l’introduction de nouvelles technologies et méthodes d’organisation du travail.
Les problèmes de l’économie britannique étaient exacerbés par le fait que les marchés des entreprises britanniques dans les anciennes colonies étaient protégés de la concurrence, ce qui avait affaibli les incitations à innover. Dans le processus de destruction créatrice, la concurrence incite les entreprises à prendre de l’avance sur leurs rivaux et réduit le nombre d’entreprises à faible productivité. Quand la concurrence est faible, les entreprises et les emplois existants sont protégés. Les employeurs et les travailleurs de ces entreprises partagent les rentes de monopole, mais la taille du gâteau est réduite parce que le progrès technologique est plus lent.
Aux États-Unis et dans les pays ayant réussi leur rattrapage, les compromis d’après-guerre permirent de créer les conditions d’un équilibre fondé sur des profits et des investissements élevés. Cet équilibre a rendu possible une croissance rapide de la productivité, ainsi qu’une croissance des salaires réels compatible avec un faible chômage. L’expérience britannique des années 1950 et 1960 (Figure 17.11) montre cependant que ce résultat n’a rien d’automatique.
Question 17.4 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.12 décrit les mouvements de l’emploi, des profits et des salaires dans les années 1950 et 1960 en utilisant le modèle du marché du travail.
Laquelle des affirmations suivantes est correcte concernant cette période ?
- Des profits élevés continus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont conduit à des hauts niveaux d’investissement soutenus dans le temps, menant à un progrès technologique continu.
- Avec des travailleurs coopérant pour augmenter la taille du gâteau au lieu de réclamer une plus grosse part, la hausse de la courbe des salaires a été modeste, permettant des profits et un investissement élevés.
- L’Âge d’or a marché car les travailleurs ont gagné un pouvoir de négociation suffisant pour se sentir assez confiants pour demander une part plus importante des gains mutuels que le progrès technologique a rendu possible. Par conséquent, ils ont coopéré pour augmenter la part du gâteau (le compromis d’après-guerre), conduisant à des hausses modestes de la courbe des salaires.
- Ce cercle vertueux a conduit à une hausse rapide de la courbe des prix et en parallèle, une hausse, certes moins rapide, de la courbe des salaires.
17.6 La fin de l’Âge d’or
- stagflation
- Inflation élevée persistante combinée à un chômage élevé dans l’économie d’un pays.
Le cercle vertueux de l’Âge d’or commença à se briser à la fin des année 1960, victime en partie de son propre succès. Des années de faible chômage ont convaincu les travailleurs qu’ils n’avaient pas à avoir peur de perdre leur travail. Leurs demandes visant l’amélioration des conditions de travail et l’augmentation des salaires conduisirent à une baisse du taux de profit. Le compromis d’après-guerre et sa logique consistant à accroître la richesse totale ont provoqué une vague de contestation concernant la part de richesse que chaque groupe pouvait obtenir. Cela a notamment posé les bases d’une période combinant inflation et stagnation, qu’on appelle stagflation.
Des conflits de plus en plus importants dans les industries à la fin des années 1960 marquèrent la fin des compromis de l’Âge d’or. La Figure 17.14 représente le nombre de jours de grève pour 1 000 travailleurs de l’industrie dans les économies avancées entre 1950 et 2002. Alors que le nombre de grèves atteignit un pic, le ratio des salaires sur le prix des actions augmenta rapidement. Les compromis d’après-guerre, qui avaient contribué à l’Âge d’or, s’effondraient.

Figure 17.14 La fin de l’Âge d’or : grèves et salaires relatifs au prix des actions dans les économies avancées (1950–2002).
Andrew Glyn. 2006. Capitalism Unleashed: Finance, Globalization, and Welfare.Oxford: Oxford University Press.
Les travailleurs demandèrent également des politiques de redistribution des revenus pour les moins nantis et la fourniture de meilleurs services sociaux. Pour les États, il devint de plus en plus difficile de réaliser des excédents budgétaires. Aux États-Unis, les dépenses militaires supplémentaires pour financer la guerre du Vietnam ont soutenu la demande globale et maintenu l’économie à un niveau d’emploi élevé, mais insoutenable.
Ce processus est représenté dans la Figure 17.15 par un déplacement vers le haut de la courbe des salaires (vers celle nommée « fin des années 1960/début des années 1970 »). Au même moment, la croissance de la productivité au niveau de l’économie tout entière ralentissait (voir la Figure 17.2 pour les États-Unis). Comme l’écart s’était réduit entre la frontière technologique aux États-Unis et dans les pays en rattrapage d’Europe de l’Ouest, il était plus difficile de tirer facilement des gains des transferts de technologie (voir Figure 17.11).
En 1973 survint le premier choc pétrolier. Dans la Figure 17.15, cela contribue au déplacement de la courbe des prix vers le bas (voir la courbe de fixation des prix labellisée « 1973–1979 » et référez-vous à la Figure 15.11). Les coûts plus élevés des importations de pétrole réduisent le salaire réel maximum que peuvent obtenir les travailleurs si les entreprises veulent garder leurs marges de profit inchangées.
Que s’est-il passé ?
Les salaires n’ont pas augmenté jusqu’au point C. Sous l’impact de la pression à la hausse des salaires et du choc pétrolier, l’économie se contracta et le chômage commença à augmenter. Cependant, même une réduction importante de l’emploi (portant le taux de chômage à 7 %) n’a pas éliminé l’écart de négociation indiqué sur la figure. Il en résulta une augmentation du taux d’inflation, comme indiqué sur la Figure 17.16.
En raison du fort pouvoir de négociation des travailleurs au début des années 1970 dans la plupart des pays à haut revenu, le choc pétrolier a frappé en premier lieu les employeurs via la redistribution des revenus tirés des profits vers les salaires (Figure 17.15). L’ère de la négociation équitable observée dans le cadre des compromis d’après-guerre prenait fin.
- côté « demande » (économie agrégée)
- Comment les décisions en matière de dépenses créent de la demande pour les biens et services et, en conséquence, créent de l’emploi et de la production. On utilise le modèle du multiplicateur. Voir également : côté « offre » (économie agrégée).
- côté « offre » (économie agrégée)
- Comment la main d’œuvre et le capital sont utilisés pour produire des biens et services. Il utilise le modèle du marché du travail (également appelé le modèle des courbes de salaires et de prix, ou WS-PS). Voir également : côté « demande » (économie agrégée).
Aux États-Unis et dans la plupart des pays à haut revenu, les syndicats étaient suffisamment puissants pour défendre leur part du gâteau même après la hausse du prix du pétrole, et ils ont choisi de le faire. En termes de modèle, les salaires se sont maintenus au-dessus de la nouvelle courbe des prix. Les profits amputés ont conduit à une baisse de l’investissement et un ralentissement de la croissance de la productivité. Conformément aux prédictions du modèle de la Figure 17.15, l’inflation fut de plus en plus importante (Figure 17.16), les profits chutèrent (Figure 17.3), les investissements furent faibles (Figure 17.3) et le chômage augmenta (Figure 17.16).
Dans les quelques pays caractérisés par des syndicats puissants et inclusifs (comme décrit dans l’Unité 16), le compromis d’après-guerre subsista. En Suède par exemple, le puissant mouvement centralisé des travailleurs limita les demandes d’augmentation de salaires, afin de préserver la rentabilité, l’investissement et un taux d’emploi élevé (Figure 16.1).

Figure 17.16 Après l’Âge d’or : chômage et inflation dans les économies avancées (1960–2015).
OECD. 2016. ‘OECD Statistics.’
L’Âge d’or s’acheva sur une nouvelle crise économique, très différente de la Grande Dépression. Le ralentissement économique des années 1930 était lié à des problèmes de demande globale et c’est pour cela que cette dépression a été décrite comme une crise de demande. La période de la fin de l’Âge d’or fut décrite comme une crise d’offre, car les problèmes de l’offre dans l’économie firent chuter le taux de profit, le taux d’investissement, ainsi que la croissance de la productivité.
La période suivant l’Âge d’or fut appelée stagflation, car elle combinait un chômage et une inflation élevés. Si l’Âge d’or fut une période inhabituelle au cours de laquelle tout allait bien en même temps, la stagflation fut une période inhabituelle également, dans le sens où tout allait mal.
Selon le modèle de la courbe de Phillips de l’Unité 15, l’inflation augmente lorsque le chômage diminue ; cela correspond à un déplacement le long de la courbe de Phillips. La Figure 17.16 résume les données sur le chômage et l’inflation dans les économies avancées de 1960 à 2013.

La Figure 15.6 montre les combinaisons d’inflation et de chômage aux États-Unis chaque année entre 1960 et 2014.
Conformément aux prédictions de la courbe de Phillips, sur la majeure partie de la période, le chômage et l’inflation étaient négativement corrélés : à mesure que le chômage augmentait, l’inflation diminuait et inversement. Cependant, comme nous l’avons vu sur la Figure 15.6, la courbe de Phillips s’est déplacée tout entière vers le haut au cours de cette période, en raison d’un écart de négociation et d’une hausse de l’inflation anticipée. Regardez la partie grisée de la Figure 17.16 : l’inflation et le chômage ont simultanément augmenté, d’où le terme de « stagflation » pour désigner cette période.
Question 17.5 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.14 est un graphique représentant les jours de grève pour 1 000 ouvriers de l’industrie (axe de gauche) et les salaires moyens par rapport aux prix des actions (axe de droite) dans les économies avancées entre 1950 et 2002.
En vous basant sur ces informations, laquelle des affirmations suivantes est correcte ?
- Les données ne sont pas cohérentes avec cette affirmation. Elles suggèrent que la hausse des grèves a été suivie par un déplacement de la répartition des profits vers les salaires. Elles ne donnent aucune indication sur ce qui est arrivé aux salaires réels ou au chômage.
- Cinq cents jours de grève pour 1 000 ouvriers ne veut pas dire que 500 ouvriers ont fait grève chaque jour. Les mêmes données auraient pu être générées par un petit nombre d’ouvriers qui ont fait grève longtemps ou beaucoup d’ouvriers ayant fait grève sur une plus courte période.
- Cela est indiqué par le fait que les jours de grève ont commencé à augmenter fortement à la fin des années 60.
- Le choc pétrolier a pu contribuer à une chute des prix des actions (l’indice Dow Jones a été diminué de moitié entre novembre 1972 et septembre 1974), diminuant le dénominateur dans le ratio salaires sur prix des actions. Mais cela ne permet pas de conclure à une hausse des salaires (le numérateur).
Question 17.6 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.15 décrit les mouvements de l’emploi, des profits et des salaires entre les décennies des années 1950 et 1970 en utilisant le modèle du marché du travail.
Laquelle des affirmations suivantes est correcte concernant cette période ?
- Les travailleurs ont utilisé de plus en plus les grèves dans le but d’obtenir des hausses de salaires.
- Le choc pétrolier a contribué à la chute de la courbe des prix, ainsi qu’au ralentissement de la croissance de la productivité. D’une certaine manière, la diminution des impôts a contrebalancé cela.
- Les salaires n’ont pas augmenté jusqu’à C, mais l’écart de négociation entre le salaire demandé par les travailleurs (au point C) et celui octroyé par les entreprises (donné par la courbe des prix) a conduit à une inflation supérieure.
- Les salaires sont restés au-dessus de la nouvelle (et plus basse) courbe des prix, conduisant à un moindre investissement. Cela a eu pour conséquence une stagflation, impliquant une inflation à la hausse, une baisse des profits, un investissement faible et un chômage élevé.
Question 17.7 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.16 est un graphique représentant le taux de chômage et l’inflation des prix à la consommation dans les économies avancées entre 1960 et 2013.
En vous basant sur ces informations, laquelle des affirmations suivantes est correcte ?
- Cette relation de corrélation négative s’est dissipée pendant les années 1970.
- Entre 1975 et 1978, le taux d’inflation a fortement chuté tandis que le taux de chômage a continué d’augmenter, rendant les deux taux corrélés négativement lors de cette période.
- Le déplacement vers le haut de la courbe de Phillips signifie que le taux d’inflation est plus élevé pour tout niveau de chômage, ce qui correspond à ce qui s’est passé pendant la période de stagflation.
- La fin de la stagflation au début des années 1980 fut caractérisée par une chute rapide du taux d’inflation. Cependant, le taux de chômage a augmenté, restaurant la corrélation négative entre les deux.
17.7 Après la stagflation : les fruits d’un nouveau régime politique
La troisième grande époque au sein des 100 dernières années de capitalisme commença en 1979. Dans les économies avancées, les décideurs politiques s’efforcèrent de recréer les conditions favorables à l’investissement et à la création d’emplois. Soutenir la demande globale ne servait à rien : ce qui constituait une partie de la solution lors de la Grande Dépression faisait maintenant partie du problème.
- politiques de l’offre
- Un ensemble de politiques économiques visant à améliorer le fonctionnement de l’économie en augmentant la productivité et la compétitivité internationale et en réduisant les profits après impôts et les coûts de production. Ces politiques incluent celles visant à diminuer la taxation des profits, à durcir les conditions d’obtention des allocations chômage, à changer la législation pour faciliter le licenciement et à réformer les politiques de concurrence pour réduire le pouvoir de monopole. Connu également sous le terme : réformes du côté de l’offre.
Les arrangements fondés sur les compromis entre travailleurs et employés ont perduré dans certains pays d’Europe du Nord et de la Scandinavie. Ailleurs, les employeurs abandonnèrent les accords correspondants et les décideurs politiques durent se tourner vers d’autres arrangements institutionnels susceptibles d’inciter à nouveau les entreprises à investir.
Ces nouvelles politiques visant à traiter les causes de la crise d’offre des années 1970 furent qualifiées de réformes de l’offre. Elles étaient majoritairement centrées sur la nécessité de redonner du pouvoir de négociation aux employeurs face aux salariés, sur le marché du travail et au sein des entreprises. Ces politiques publiques ont pu atteindre cet objectif de deux façons :
- Politiques monétaire et budgétaire restrictives : les gouvernements ont montré qu’ils étaient prêts à accepter un taux de chômage jamais atteint jusqu’alors, affaiblissant le pouvoir des travailleurs et réintroduisant de la cohérence concernant le partage de la production par travailleur afin de maintenir une inflation modérée et stable.
- Déplacement de la courbe des salaires vers le bas : comme nous l’avons vu dans l’Unité 15, ces politiques publiques prévoyaient une réduction des allocations chômage et la mise en place de législations visant à réduire le pouvoir des syndicats.
La Figure 17.16 illustre le nouvel environnement politique. Le chômage augmenta rapidement de 5 % à 8 % au début des années 1980. C’était le prix à payer pour renouer avec les profits et les investissements et ramener à 4 % une inflation dépassant alors les 10 %. Les décideurs politiques étaient prêts à déprimer la demande globale et à tolérer un chômage élevé jusqu’à ce que l’inflation diminue.
L’augmentation du chômage débutant avec le premier choc pétrolier de 1973 eut deux effets :
- La réduction de l’écart de négociation sur la Figure 17.15 : cela diminua l’inflation (voir la Figure 17.16).
- Elle mit les syndicats et les travailleurs sur la défensive : le coût d’une perte d’emploi augmenta et le pouvoir de négociation des employés s’est affaibli.
La Figure 17.17 montre le développement de la productivité (production horaire), ainsi que les salaires réels dans l’industrie aux États-Unis depuis le début de l’Âge d’or. Des données sous forme d’indices sont utilisées pour chaque série pour mettre en évidence la croissance des salaires réels relativement à celle de la productivité horaire. La croissance du salaire réel alignée sur la productivité horaire n’est pas inévitable. Dans la Figure 2.1 de l’Unité 2, quand nous avons étudié la croissance des salaires réels en Angleterre depuis le 13e siècle, nous avons vu que les institutions (mouvements sociaux, modifications du droit de vote et des lois) ont joué un rôle crucial dans la transformation de la croissance de la productivité en croissance des salaires réels.

Figure 17.17 L’Âge d’or et ses conséquences : salaires réels et production par travailleur dans l’industrie aux États-Unis (1949–2016).
US Bureau of Labor Statistics. Remarque : Le terme “travailleur” exclut les employés chargés de la supervision, comme les contremaîtres et l’encadrement.
La figure montre deux périodes tout à fait différentes :
- Avant 1973 : la négociation équitable permet une croissance combinée de la productivité et des salaires.
- Après 1973 : la croissance de la productivité n’est plus partagée avec les travailleurs. Pour les travailleurs du secteur industriel, les salaires réels n’ont presque pas évolué au cours des quatre décennies qui ont suivi 1973.
C’est au milieu des années 1990 que les effets de cette nouvelle politique de l’offre se firent sentir. Cette période jusqu’à la crise financière mondiale de 2008 fut appelée la Grande Modération, car l’inflation était faible et stable et le chômage diminuait. Bien que la croissance des salaires fût nettement inférieure à celle de la productivité, les décideurs politiques ne percevaient plus cela comme un problème, mais plutôt comme une caractéristique du nouveau régime. Le troisième choc pétrolier qui eut lieu dans les années 2000 fut un très bon test de ce régime. Comme nous l’avons vu dans l’Unité 15, il fut moins déstabilisateur que les deux chocs pétroliers des années 1970.
Tandis que le nouveau régime semblait avoir la vertu de la stabilité macroéconomique, dans les pays où le pouvoir de négociation des travailleurs avait été le plus restreint, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, ce fut au prix d’une hausse spectaculaire des inégalités, comme nous l’avons vu sur la Figure 17.2.
Dans presque toutes les économies avancées, les nouvelles politiques de l’offre ont modifié la redistribution des revenus des salaires vers les profits. Aux États-Unis (Figure 17.3), le taux de profit après impôts augmenta progressivement entre les années 1970 et 2008. Cependant, l’investissement ne répondit que faiblement aux nouvelles incitations de profits, de sorte que le taux de croissance du stock de capital déclina.
Les partisans d’une politique de l’offre n’étaient pas en mesure de recréer l’improbable combinaison de l’Âge d’or caractérisée par un taux d’emploi élevé, un investissement important et une croissance des salaires. La croissance des profits inégalée par l’investissement dans de nouveaux équipements a créé les conditions de la crise suivante.
Exercice 17.3 Le pouvoir de négociation des travailleurs
Après la Grande Dépression, la plupart des économies avancées adoptèrent, après la Seconde Guerre mondiale, des politiques renforçant le pouvoir de négociation des travailleurs et des syndicats. À l’inverse, après l’Âge d’or, les politiques ont affaibli le pouvoir de négociation des travailleurs.
- Expliquez les raisons de ces approches opposées.
- Examinez le rôle possible d’un pouvoir de négociation des travailleurs affaibli dans le cadre de la crise financière mondiale.
17.8 Avant la crise financière : les ménages, les banques et l’essor du crédit
La Grande Modération a masqué trois changements qui créèrent l’environnement favorable à la crise financière mondiale. S’il est vrai que ces changements étaient courants dans les économies avancées, les acteurs de l’économie américaine ont joué un rôle central dans cette crise, tout comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression :
- Hausse de la dette : la somme des dettes de l’État et des entreprises du secteur non financier a peu évolué, proportionnellement au PIB entre 1995 et 2008, mais la hausse spectaculaire de la dette totale américaine (Figure 17.4) est liée principalement à l’endettement croissant des ménages et du secteur financier.
- Hausse des prix de l’immobilier : la hausse des prix de l’immobilier s’accentua après 1995.
- Hausse des inégalités : la réduction à long terme des inégalités qui débuta juste après la Grande Dépression se retourna après 1979 (Figure 17.2). Les travailleurs ne profitaient plus d’une partie des gains de productivité (Figure 17.17).
- dérégulation financière
- Politiques publiques donnant aux banques et autres institutions financières plus de liberté quant aux types d’actifs financiers qu’elles peuvent vendre, ainsi que d’autres pratiques.
- sauvetage des banques
- L’État achète une participation au capital d’une banque, ou tout autre intervention pour l’empêcher de faire faillite.
- Grande Récession
- Le ralentissement prolongé de la croissance économique dû à la crise financière mondiale de 2008.
Comment pouvons-nous relier la crise financière à la Grande Modération et à l’endettement croissant à long terme, aux prix de l’immobilier et aux inégalités ? Nous pouvons nous appuyer sur ce que nous avons appris dans les Unités 9, 10 et 13 et la Section 17.4. Nous savons que pendant la Grande Modération, c’est-à-dire de la moitié des années 1990 jusqu’à la crise financière, les salaires réels des 50 % les moins riches n’ont quasiment pas augmenté. Par rapport aux revenus des 50 % les plus riches, ils furent donc perdants. Une façon d’améliorer leur possibilité de consommation était de contracter des prêts immobiliers. Avant les années 1980, les institutions financières étaient restreintes dans le type de prêts et dans les taux d’intérêt qu’elles pouvaient exiger. La dérégulation financière a provoqué une concurrence agressive entre ces institutions pour prêter aux consommateurs, donnant à ces derniers un accès bien plus facile au crédit.
La Grande Modération et la crise financière mondiale
La Grande Modération fut une période caractérisée par une faible volatilité de la production entre le milieu des années 1980 et 2008. Elle s’acheva avec la crise financière mondiale, engendrée par un effondrement des prix de l’immobilier aux États-Unis à partir de 2007.
- Au début de la crise, les politiques de stabilisation menées par le gouvernement et la banque centrale, notamment le sauvetage des banques, permirent d’éviter une nouvelle Grande Dépression.
- S’en est suivie néanmoins une baisse durable de la production agrégée au niveau mondial, connue sous le terme de Grande Récession.
L’essor de l’immobilier et l’accélérateur financier
Lorsque les ménages empruntent pour acheter un logement, ils le font via un prêt garanti par des collatéraux. Dans le cadre de l’hypothèque, la banque peut prendre possession du bien immobilier si l’emprunteur ne rembourse pas son crédit. La garantie (ou le collatéral) joue un rôle très important dans le soutien à l’essor du marché immobilier. Lorsque les prix de l’immobilier augmentent – par exemple parce que les gens croient que les prix vont encore augmenter – cela augmente la valeur du collatéral des ménages (voir la partie gauche de la Figure 17.18). En utilisant ces collatéraux plus importants, les ménages peuvent augmenter leurs emprunts et monter en gamme sur le marché de l’immobilier, obtenant de meilleurs logements. En retour, cela augmente à nouveau les prix de l’immobilier et soutient la bulle, parce que les banques accordent plus de prêts fondés sur une valeur supérieure des collatéraux. La hausse de l’emprunt, rendu possible par la hausse de la valeur du collatéral, est dépensée en biens et services, ainsi que pour l’achat de logements.
- ratio de levier (pour des banques ou ménages)
- La valeur des actifs divisée par la participation en capital dans ces actifs.

Figure 17.18 Le marché immobilier à la hausse et à la baisse.
Adapté d’une figure de Hyun Song Shin. 2009. ‘Discussion of “The Leverage Cycle” by John Geanakoplos’.
Lorsqu’une hausse des prix de l’immobilier est anticipée, il est tentant pour les ménages d’accroître leur emprunt. Supposez qu’une maison coûte 200 000 $ et que le ménage fasse un apport de 10 % (20 000 $). Le ménage emprunte donc 180 000 $. Son levier d’endettement initial, ici défini par la valeur de son actif divisée par sa participation dans la maison, est de 200/20 = 10. Supposez que la valeur de la maison augmente de 10 % pour atteindre le prix de 220 000 $. La rentabilité des capitaux propres investis par le ménage est de 100 % (car la valeur de la participation a augmenté de 20 000 $ à 40 000 $ : elle a doublé). Les ménages, convaincus que les prix de l’immobilier vont encore augmenter, veulent augmenter leur levier : c’est de cette façon qu’ils obtiennent une rentabilité élevée. La hausse de la valeur du collatéral due à la hausse du prix de leur logement permet aux ménages de satisfaire leur désir d’emprunter encore plus.
- accélérateur financier
- Le mécanisme à travers lequel la capacité à emprunter des entreprises et ménages augmente quand la valeur de leur collatéral engagé auprès du prêteur (souvent une banque) augmente.
Le mécanisme par lequel une hausse de la valeur du collatéral aboutit à une hausse de l’endettement et des dépenses des ménages et des entreprises est appelé l’accélérateur financier (cf. Section 14.3 pour une explication détaillée). La partie gauche de la Figure 17.18 montre le résultat de l’interaction entre la bulle formée par les prix immobiliers et sa transmission à l’économie tout entière via l’accélérateur financier lors d’une phase d’emballement. La partie droite montre ce qui se passe lorsque les prix de l’immobilier baissent. La valeur du collatéral diminue et les dépenses des ménages chutent, poussant les prix de l’immobilier vers le bas.
L’actif et le passif d’un ménage peuvent être représentés dans son bilan comptable et cela peut être utilisé pour expliquer l’interaction entre une bulle du marché de l’immobilier et l’accélérateur financier. Le logement acheté se trouve du côté des actifs du bilan. L’hypothèque due à la banque est du côté des passifs. Lorsque la valeur de marché du logement devient inférieure à ce qui est dû en tant qu’hypothèque, le ménage dispose d’une richesse nette négative. On dit parfois que le ménage est « dans le rouge ». Dans notre exemple précédent, si le ratio de levier est de 10, une chute du prix du logement de 10 % réduit à néant les capitaux propres du ménage. Une chute supérieure à 10 % le met dans le rouge.
Comme nous avons pu le voir avec les ménages au cours de la Grande Dépression, si une diminution de la richesse nette implique qu’un ménage est en dessous de sa cible de richesse, le ménage réduit ses dépenses. Lorsqu’une bulle immobilière se forme, la hausse de la valeur du collatéral renforce l’emballement en dopant l’endettement et les dépenses. Inversement, une baisse de la valeur du logement augmente la dette du ménage et celui-ci réduit ses dépenses. La hausse des prix de l’immobilier juste avant 2008 envoyait un « mauvais » signal. Nous savons qu’il y avait une mauvaise allocation des ressources, car aux États-Unis et dans certains pays européens, des milliers de logements furent abandonnés.
Dérégulation financière et emprunteurs à haut risque (« subprime »)
Dans la période d’emballement, les anticipations d’une hausse des prix de l’immobilier ont réduit le risque des emprunts immobiliers pour les banques qui les émettaient. En conséquence, les banques ont émis de plus en plus de prêts. Les opportunités d’emprunt immobilier pour les pauvres se sont accrues, car les banques demandaient des dépôts de garantie de plus en plus faibles, voire aucun dépôt de garantie. Cela est illustré sur la Figure 17.19. Le mécanisme de l’accélérateur financier est un exemple de rétroaction positive : des collatéraux d’une valeur supérieure impliquent un niveau d’emprunt supérieur, ce qui se traduit par de nouvelles hausses des prix de l’immobilier.

Figure 17.19 Le ratio dette-revenu des ménages et les prix de l’immobilier aux États-Unis (1950–2015).
US Federal Reserve. 2016. ‘Financial Accounts of the United States, Historical’ December 10; US Bureau of Economic Analysis; Federal Reserve Bank of St Louis (FRED).
La Figure 17.20 met en évidence le contraste entre la richesse matérielle d’un ménage faisant partie des 20 % les plus pauvres et celle d’un ménage comptant parmi les 20 % les plus riches, en fonction de leur richesse nette en 2007. En utilisant les définitions introduites dans la Section 14.3 et utilisées dans la Section 17.3, la richesse matérielle des ménages est égale à la valeur de leurs logements (qui sera par définition égale à la somme des dettes sous-jacentes et du patrimoine immobilier, c’est-à-dire des capitaux propres investis dans l’immobilier par les ménages) moins la dette hypothécaire, plus la richesse financière (nette des dettes non immobilières).

Figure 17.20 Richesse des ménages et endettement aux États-Unis : quintiles le plus riche et le plus pauvre selon la richesse nette (2007).
Adapté de la Figure 2.1 dans Atif Mian et Amir Sufi. 2014. House of Debt: How They (and You) Caused the Great Recession, and How We Can Prevent It from Happening Again. Chicago, Il: The University of Chicago Press.
La barre à gauche représente les ménages faisant partie des 20 % les plus pauvres. La barre à droite représente les 20 % les plus riches. Les données sont présentées de façon à comparer l’actif et le passif (les dettes) des deux groupes. Dans chaque cas, le total des actifs, ou de manière équivalente, le total de la dette plus la valeur nette est égal à 100 %. Cela signifie que nous ne pouvons pas comparer le niveau absolu de richesse ou de dette détenu par chaque groupe, mais les données nous permettent de voir distinctement le type d’actif (immobilier ou financier) que chaque type de ménage possède, ainsi que le niveau d’endettement rapporté à l’actif. Cela nous donne beaucoup de renseignements sur comment une chute des prix des biens immobiliers pourrait affecter le comportement de consommation d’un autre type.
La barre à gauche représente des ménages emprunteurs. Ils sont pauvres, en capacité d’emprunter seulement s’ils disposent d’un collatéral immobilier faisant office de garantie. Ils détiennent une richesse financière limitée, comme l’indique la taille du bloc vert. Ces ménages ont bien plus de dettes que de fonds propres engagés dans l’acquisition de leur logement et sont vulnérables à une baisse des prix de l’immobilier.
Les ménages riches disposent de beaucoup d’actifs, principalement sous forme financière : comptes bancaires, dépôts sur le marché monétaire, obligations d’État et d’entreprises et actions. Ils ont peu de dettes. Ce sont les ménages épargnants de l’Unité 10.
Dérégulation financière et levier bancaire
- produit dérivé
- Un instrument financier sous la forme d’un contrat qui peut être échangé, dont la valeur est basée sur la performance des actifs sous-jacents tels que des actions, obligations ou des biens immobiliers. Voir également : obligations adossées à des actifs (CDO en anglais).
- obligations adossées à des actifs (CDO en anglais)
- Un instrument financier structuré (un produit dérivé) consistant en une obligation ou un bon négociable adossés à une combinaison de titres à revenu fixe. L’effondrement de la valeur de ces instruments qui étaient adossés à des prêts hypothécaires « subprimes » fut un facteur important de la crise financière de 2007-2008.
- titre adossé à des créances hypothécaires (MBS en anglais)
- Un actif financier qui utilise des hypothèques comme collatéral. Les investisseurs reçoivent des paiements dérivés de l’intérêt et du principal des crédits hypothécaires sous-jacents. Voir également : collatéral.
- agence de notation
- Une entreprise qui recueille des informations pour calculer la solvabilité d’individus ou de sociétés, et vend la notation de crédit qui en découle aux parties intéressées.
Dans le contexte du système financier dérégulé, les banques ont augmenté leurs emprunts :
- dans le but d’accorder plus de prêts immobiliers ;
- dans le but d’accorder plus de prêts à la consommation de biens durables (voitures, biens d’équipement) ;
- dans le but d’acheter plus d’actifs financiers basés sur des paniers de prêts immobiliers.
La combinaison de la Grande Modération, de la hausse des prix de l’immobilier et du développement de nouveaux actifs financiers, a priori moins risqués, permit aux banques d’augmenter de manière profitable leur levier financier. Parmi ces nouveaux actifs financiers, on retrouve en particulier les produits dérivés appelés obligations adossées à des actifs (CDO, en anglais) et fondées sur des paniers de prêts immobiliers appelés titres adossés à des créances hypothécaires (MBS, en anglais).
La Figure 17.21 illustre l’effet de levier des banques d’investissement américaines et de toutes les banques britanniques.

Figure 17.21 Effet de levier des banques aux États-Unis et au Royaume-Uni (1960–2014).
US Federal Reserve. 2016. ‘Financial Accounts of the United States, Historical.’ December 10; Bank of England. 2012. Financial Stability Report, Issue 31.
Aux États-Unis, le ratio de levier des banques d’investissement se situait entre 12 et 14 à la fin des années 1970, passant à plus de 30 au début des années 1990. Il atteignit même 40 en 1996 et un maximum de 43 à la veille de la crise financière. À titre de comparaison, l’effet de levier de la banque britannique médiane restait à 20 jusqu’en 2000. Il augmenta ensuite très rapidement jusqu’à un pic de 48 en 2007. Dans les années 2000, les banques mondiales britanniques et européennes, ainsi que des entreprises appelées banques fantômes s’endettèrent davantage afin d’acheter des CDO et d’autres actifs financiers qui provenaient du marché immobilier américain.
L’effet de levier augmenta en raison de la dérégulation financière et du modèle économique des banques. Pourquoi les épargnants étaient-ils alors disposés à continuer de prêter à un système financier caractérisé par un niveau d’endettement croissant, et indirectement, au secteur des ménages lourdement endettés ?
- crédit « subprime »
- Un prêt hypothécaire résidentiel accordé à emprunteur à haut risque, par exemple un emprunteur qui a un historique de faillite ou de retards de remboursement. Voir également : emprunteur « subprime ».
Des sociétés appelées agences de notation (les trois plus importantes étant Fitch Ratings, Moody’s et Standard & Poor’s) évaluent le risque des produits financiers et leur rôle est en partie de fournir les données nécessaires pour rassurer les prêteurs quant à la sécurité de leur investissement. Après près de 20 ans de Grande Modération, le concept de crise économique semblait appartenir au passé. Ces sociétés ont donc accordé les notes les plus hautes (donc les risques les plus faibles) à de nombreux actifs construits à partir des prêts hypothécaires à risque, c’est-à-dire de type subprime.
La crise immobilière des subprimes de 2007
La croissance de l’endettement des ménages pauvres américains liée à celle des banques internationales explique pourquoi, lorsque les propriétaires de logements commençèrent à ne plus pouvoir rembourser leurs prêts en 2006, les effets ne purent être contenus au niveau local ou même au niveau de l’économie nationale. La crise causée par le problème des prêts hypothécaires à risque aux États-Unis fut étendue à d’autres pays. Les marchés financiers furent pris de panique le 9 août 2007 lorsque la banque française BNP Paribas stoppa les retraits de trois fonds d’investissement, car elle ne pouvait pas évaluer « honnêtement » les produits financiers basés sur les titres adossés à des créances hypothécaires. La banque ne connaissait tout simplement pas la valeur de ces produits.
La récession qui s’étendit à travers le monde en 2008–2009 fut la pire contraction de l’économie depuis la Grande Dépression. Contrairement aux feux de brousse au sud-est de l’Australie en 2009, la crise financière prit le monde par surprise. Les décideurs économiques à l’échelle mondiale n’étaient tout simplement pas préparés. Ils découvrirent à cette occasion qu’une longue période d’accalmie sur les marchés financiers pouvait rendre une crise plus probable.
C’est un argument que l’économiste Hyman Minsky avait avancé bien avant la Grande Modération. Minsky développa cette idée alors qu’il était professeur d’économie à l’Université de Berkeley en Californie. Minsky pouvait même avoir pensé à ces feux : dans le nord du Mexique, les autorités acceptent de petits incendies permettant ainsi aux buissons très secs de ne pas s’accumuler. Les grands incendies sont bien plus fréquents de l’autre côté de la frontière avec les États-Unis, en Californie, où les petits incendies sont éteints très rapidement.
En 1982, Minsky écrivit un ouvrage intitulé Can ‘It’ Happen Again? sur le fait que des périodes de tranquillité conduisent les entreprises à recourir à des méthodes de financement de leurs investissements plus risquées4. Son avertissement fut ignoré. Au lieu de se montrer plus vigilants, les économistes et régulateurs se complaisaient de cette période d’accalmie que fut la Grande Modération. Ce sont les comportements de plus en plus risqués des banques qui créèrent les conditions de la crise, comme l’avait prédit Minsky.
Les grands économistes Hyman Minsky
Hyman Minsky (1919–1996) était un économiste américain qui a développé une théorie financière du cycle économique. Ses idées sont revenues au centre de l’attention des universitaires, ainsi que des professionnels des banques et de la finance depuis la crise financière en 2008.
Minsky soutenait l’idée que les fluctuations macroéconomiques ne pouvaient être totalement appréhendées sans prendre en compte la façon dont les investissements des entreprises sont financés. À une époque où la plupart des économistes voyaient les entreprises comme une simple fonction de production, Minsky se focalisait plutôt sur l’actif et le passif du bilan des entreprises. Les actifs, incluant les installations et les équipements de l’entreprise, mais aussi les actifs immatériels, tels que les brevets, les droits d’auteur et les marques déposées, sont censés générer un flux de revenus à long terme. Les passifs incluent les obligations des entreprises à l’égard de leurs créditeurs et impliquent un flux de remboursement à différentes échéances.
- couverture de risque
- Stratégie de financement utilisée par les entreprises pour remplir leurs obligations contractuelles de paiement en utilisant des flux de trésorerie. Ce terme vient de Hyman Minsky dans son hypothèse d’instabilité financière. Voir également : finance spéculative.
- finance spéculative
- Une stratégie utilisée par les entreprises pour pouvoir tenir les engagements de paiement dans leur passif, même si elles ne peuvent pas rembourser le principal de cette façon. Les entreprises dans cette situation doivent reconduire leur passif, généralement en émettant des nouvelles dettes pour pouvoir tenir leurs engagements sur les dettes arrivées à échéance. Ce terme vient de Hyman Minsky dans son hypothèse d’instabilité financière. Voir également : couverture de risque.
Les nouveaux investissements d’une entreprise accroissent sa capacité de production de biens et services et modifient donc le flux de revenus attendus. Si l’investissement est réalisé par l’intermédiaire d’un endettement, cela change également les obligations financières futures de l’entreprise. L’entreprise fait donc face à un choix dans sa méthode d’investissement :
- Émission d’une dette de long terme : l’entreprise anticipe que les recettes seront suffisantes pour couvrir ses obligations financières à tout moment.
- Émission d’une dette de court terme : cette dette doit être remboursée avant que les recettes anticipées ne soient effectivement disponibles. Pour l’entreprise, cela nécessite de s’endetter à nouveau, pour pouvoir rembourser la première dette contractée.
En général, l’emprunt à long terme est bien plus coûteux, car les prêteurs demandent un taux d’intérêt plus élevé. L’emprunt à court terme est plus risqué, car l’entreprise n’est pas totalement sûre de pouvoir refinancer sa dette le moment venu. Même si l’entreprise peut la refinancer, elle peut être forcée d’emprunter à des taux élevés si l’accession au crédit est restreinte.
Les entreprises qui choisissent l’option la moins risquée, mais plus coûteuse, tenant compte des recettes et des obligations, sont qualifiées par Minsky de prudentes. Les entreprises qui choisissent l’option la moins chère, mais plus risquée (emprunter à court terme afin de financer des investissements à long terme) sont qualifiées de spéculatives.
Un point clé de la théorie de Minsky concerne la manière dont la distribution des pratiques financières dans l’économie évolue dans le temps. Au cours d’une période de relative tranquillité des marchés, l’endettement de court terme est facile, et les entreprises aux pratiques financières les plus agressives peuvent alors prospérer au détriment de celles qui sont plus prudentes. Non seulement les entreprises les plus agressives se développent plus rapidement, mais elles en incitent d’autres à les imiter, ce qui a pour conséquence que les pratiques financières de l’économie sont de plus en plus spéculatives. Cette évolution implique une hausse de la demande de refinancement de la dette à court terme et de ce fait un accroissement de la fragilité financière : une perturbation forte des marchés financiers, suivie d’une contraction du crédit ou d’un pic des taux d’intérêt à court terme, devient de plus en plus probable.
Selon Minsky, ce processus aboutit inévitablement à une crise, car tant que la crise est évitée, les pratiques financières les plus agressives se répandent et la fragilité financière s’accroît. Lorsque la crise éclate, les entreprises les plus agressives souffrent de façon disproportionnée et les entreprises les plus prudentes peuvent alors prospérer. Le brusque changement dans la distribution des pratiques financières au niveau agrégé réduit alors la fragilité et pose les bases permettant au processus de repartir. Selon les mots de Minsky :
La stabilité, même durant une phase d’essor économique, est déstabilisante en ce sens que des financements plus aventureux rapportent aux leaders et que les autres suivent. (John Maynard Keynes, 1975)
En d’autres termes, une période telle que la Grande Modération contient les germes de la prochaine crise financière.
En 2007, Charles Prince, alors directeur général de Citigroup, expliquait au Financial Times les difficultés de résister à un « financement aventureux » au cours d’une période faste. « Tant que la musique continue, il faut danser », dit-il en juillet, alors que l’économie mondiale se dirigeait à toute allure vers une crise bien plus profonde que tout ce qui avait pu exister depuis la Grande Dépression, « nous continuons à danser. »
Exercice 17.4 Bilan comptable de la richesse des ménages
- Présentez les informations de la Figure 17.20 dans un bilan, pour un ménage du quintile le plus bas de la richesse nette et un autre situé dans le quintile le plus élevé (utilisez les bilans des Figures 10.16 et 10.17 en modèles). Supposez que la somme de l’actif et du passif atteigne 200 000 $ pour le ménage le plus pauvre, et 600 000 $ pour le plus riche, que les deux ménages disposent d’épargne et que les actifs ne se déprécient pas.
Pensez à la proportion de dette détenue par ces deux ménages qui correspondrait à la dette hypothécaire. Considérez maintenant les effets relatifs pour ces ménages d’une chute des prix de l’immobilier.
- Définissez le patrimoine négatif comme une situation où la valeur de marché d’une maison est inférieure à la dette garantie par cette valeur. Dans votre exemple de bilan pour la famille la plus pauvre, estimez le montant de la baisse des prix de l’immobilier qui pousserait ce ménage vers un patrimoine négatif.
- Si les prix devaient baisser juste assez pour mettre le ménage en situation de patrimoine négatif, serait-il insolvable ? Expliquez pourquoi.
Question 17.8 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.19 représente le ratio dette/revenu des ménages et le prix des biens immobiliers aux États-Unis entre 1950 et 2014. En vous basant sur ces informations, laquelle des affirmations suivantes est correcte ?
- Ce n’est pas la valeur réelle mais le ratio par rapport au revenu des ménages qui a plus que doublé en 35 ans.
- Il existe un effet de rétroaction positive dans les deux sens (l’accélérateur financier). Ainsi, non seulement des prix de l’immobilier plus élevés encouragent une dette plus élevée du fait de l’augmentation de la valeur du collatéral, mais une dette plus élevée conduit également à des prix plus élevés à travers la hausse de la demande.
- Un ratio dette/revenu supérieur à 100 ne veut pas nécessairement dire que le ménage concerné est en faillite. Dans un environnement où le taux d’intérêt est faible, un tel niveau de dette peut être maintenu. Un ménage est en faillite si ses dettes sont supérieures à ses actifs, et non pas son revenu.
- Une partie de la hausse de la dette des ménages aux États-Unis provenait des prêts hypothécaires consentis aux ménages qui ne pouvaient pas véritablement les rembourser.
Question 17.9 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.21 représente graphiquement le levier des banques britanniques et américaines entre 1960 et 2014.
Le ratio de levier est défini comme le ratio des actifs totaux des banques sur leurs fonds propres. Parmi les affirmations suivantes, lesquelles sont correctes ?
- 2,5 % de fonds propres signifie que la totalité des actifs a une valeur 40 fois supérieure à la valeur des fonds propres.
- Le doublement du levier n’implique pas que la valeur des actifs a doublé. Le levier pourrait doubler même si la valeur des actifs est constante, si la quantité de fonds propres a diminué de moitié.
- Si les actifs chutent de 4 %, alors ils ont perdu un vingt-cinquième de leur valeur, ce qui correspond exactement à la valeur des fonds propres. Cela impliquerait une valeur nette de zéro, donc la banque serait juste au seuil d’insolvabilité.
- Les banques britanniques ont augmenté leurs emprunts non pour prêter aux futurs propriétaires britanniques directement, mais pour acheter des CDO (obligations adossées à des actifs) et d’autres actifs financiers provenant du marché immobilier américain.
17.9 Modéliser les bulles immobilières
L’Unité 11 (Section 11.8) introduisait les concepts d’équilibres stable et instable. Nous développons davantage ces concepts ci-après. Nous montrerons qu’un marché comme celui du logement peut avoir un équilibre stable à un prix bas et un autre équilibre stable à un prix élevé. Cela est représenté par une courbe dynamique des prix (CDP) en forme de S.
La Figure 17.22 reproduit les graphiques des Figures 11.18 et 11.19. La partie gauche représente ce qui se passe dans un équilibre instable. En partant du prix P0, une augmentation du prix éloigne le marché de l’équilibre parce que cela est interprété comme un signal d’une nouvelle augmentation des prix dans le futur, ce qui fait grimper la demande pour les logements car la demande des individus augmente pour des actifs dont ils estiment que la valeur va augmenter. Si au prix P0, quelque chose devait se produire et conduire à une baisse des prix, un processus similaire pousserait les prix à un niveau encore plus bas, car les individus prendraient cela comme un signal que les logements perdent de leur valeur, et ils seraient donc moins susceptibles d’acheter.
La partie droite montre comment dans un équilibre stable, des changements du prix initial sont atténués au lieu d’être amplifiés suite à ce qui est appelé une rétroaction négative. Ici, une augmentation du prix conduit à une chute de la demande pour les logements, ce qui diminue le prix. Finalement, le prix retourne à son niveau initial. C’est un équilibre stable.
- rétroaction négative (effet de)
- Un processus par lequel un changement initial enclenche un processus qui atténue le changement initial. Voir également : rétroaction positive (effet de).
- rétroaction positive (effet de)
- Un processus par lequel un changement initial déclenche un processus qui amplifie le changement initial. Voir également : rétroaction négative (effet de).
Le processus qui conduit un marché à s’ajuster suite à un faible choc en retournant à son équilibre initial est appelé un processus de rétroaction négative parce que le changement de prix initial cause d’autres changements de prix (rétroactions) qui vont dans la direction inverse (négative) du changement de départ. Un processus de rétraction positive est un processus dans lequel un changement initial conduit à davantage de changements dans la même direction (positive).

Figure 17.22 Équilibres instable et stable sur le marché de l’immobilier.
Pour voir comment un marché peut avoir deux équilibres et comment le mouvement de l’un à l’autre peut représenter une bulle ou un krach des prix, nous pouvons combiner les équilibres stable et instable des deux parties de la Figure 17.22 dans un graphique en forme de S présenté dans la Figure 17.23. Remarquez qu’au point A, la CDP a une pente plus forte que 45° (comme la partie gauche de la Figure 17.22). Ainsi, le point A est un équilibre instable et le prix ne va pas rester à ce niveau s’il est perturbé soit par une hausse ou une baisse des prix, aussi petites soient-elles : les rétroactions positives éloigneront le prix de l’équilibre. Il y aura une bulle des prix des logements si le prix augmente au point A, et un krach si le prix diminue.
Remarquez qu’aux points C et B, la pente de la CDP est inférieure à celle de la droite à 45°, donc pour ces points, la partie de droite de la Figure 17.22 explique ce qu’il se passera si le marché se trouve en l’un de ces deux points et qu’un événement produit une hausse ou une baisse des prix. Du fait de la rétroaction négative, le choc initial sera diminué et le prix retournera à sa valeur d’équilibre.
Le point A est qualifié de point critique (ou point de bascule). Pour un prix au-dessus de A, les prix augmentent de façon continue jusqu’au point B. Pour un prix en dessous de A, les prix diminuent de façon continue jusqu’au point C. La direction du changement de prix passe de la hausse à la baisse au niveau du point critique A.
Point critique
Un équilibre instable à la frontière entre deux régions caractérisées par des mouvements distincts pour une certaine variable. Si la variable prend une valeur d’un côté du point critique, la variable se déplace dans une direction. Si elle prend une valeur de l’autre côté, elle se déplace dans la direction opposée. Une crête divisant deux vallées est un point critique ; par exemple, l’eau tombant d’un côté de la crête s’éloigne de la crête vers un lac, tandis que l’eau tombant de l’autre côté (même très proche de la crête) s’écoule dans l’autre direction vers la mer. Dans le cas de la bulle immobilière, au-delà d’un certain prix (le point critique des prix), les prix vont augmenter, créant une bulle, et en dessous de ce prix, les prix chutent (un krach).

Figure 17.23 Équilibres instable et stable sur le marché de l’immobilier : la CDP en forme de S.
Souvenez-vous qu’au point B, les prix des logements sont élevés, mais stables. Ils vont rester inchangés à ce niveau élevé d’une année sur l’autre. Même s’il y a des pics et des creux, le prix retournera toujours au niveau de B.
Mais supposez maintenant qu’au prix élevé (point B), certains individus commencent à « se refroidir ». Ils pensent que les prix sont bien trop élevés étant donné les fondamentaux d’accessibilité au logement (le côté de la demande) et l’offre de logements. « Ces prix élevés ne vont jamais durer », se disent-ils. Ils commencent à penser que les prix des logements vont chuter : « Il est temps de vendre de telle sorte que, lorsque les prix chuteront, je puisse avoir un meilleur logement pour le même prix .» Les propriétaires avec une hypothèque commencent à s’inquiéter du fait que des prix plus faibles pourraient les laisser avec une valeur résiduelle négative, c’est-à-dire une situation dans laquelle la valeur du logement sur le marché est plus faible que celle du prêt qu’ils doivent à la banque.
Ces individus penseront que les prix des logements seront plus faibles à la prochaine période que ce qui est montré au point B. Cela est représenté sur la Figure 17.24 par un déplacement vers le bas de la courbe dynamique des prix en forme de S vers la courbe bleue plus foncée. Comme plus d’individus croient en l’idée que les prix vont chuter et vendent leurs logements, la courbe en S se déplace vers le bas et les prix chutent le long de la flèche brisée, de B vers Z.
Une fois que l’opinion sur le marché du logement s’est suffisamment déplacée pour que la courbe en S (désormais bleu foncé) se retrouve en dessous de la courbe à 45 degrés, il n’y a plus de point critique. Le marché s’effondre pour atteindre le point K. Ce modèle aide à expliquer la crainte qu’une bulle sur le marché immobiliser puisse être suivie par un krach dévastateur. Notez que l’accélérateur financier est en partie responsable de l’importance de ces effondrements, le cas échéant, et que le nouvel équilibre peut se trouver bien en dessous de l’ancien.
Exercice 17.5 Différences entre équilibre et stabilité
Expliquez avec vos propres mots, en donnant des exemples, la différence entre les concepts d’équilibre et de stabilité.
Question 17.10 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.24 représente une courbe dynamique des prix (CDP) en forme de S pour le marché immobilier.
En vous basant sur ce graphique, laquelle des affirmations suivantes est exacte ?
- En ces points, le prix de la prochaine période sera un mouvement vers un équilibre stable, dans la direction opposée du choc initial.
- Le point Z est un équilibre instable, mais le point K est un équilibre stable.
- Un processus de rétroaction positive pourrait conduire à une baisse des prix des logements, par exemple, sur la CDP bleu pâle, un choc négatif au point A aurait pour conséquence une diminution des prix des logements jusqu’au point d’intersection entre la CDP bleue pâle et la droite à 45 degrés.
- Un sentiment d’optimisme augmenterait les prix pour les deux équilibres stables (l’inverse de ce qui est montré par la figure).
17.10 La crise financière et la Grande Récession
La hausse des prix de l’immobilier aux États-Unis dans les années 2000 était due au comportement des prêteurs, qui, encouragés par les politiques publiques, ont étendu leurs prêts aux ménages les plus pauvres. Ils purent financer ces prêts très risqués (subprime) en les concaténant au sein de différents produits financiers dérivés que les banques et les institutions financières à travers le monde étaient désireuses d’acheter. La hausse des prix de l’immobilier créa la croyance selon laquelle les prix allaient continuer d’augmenter, ce qui déplaça la courbe de demande de logements vers la droite, en permettant aux ménages d’avoir accès à des prêts garantis par des collatéraux immobiliers.
Suivez les étapes de l’analyse de la Figure 17.25 pour voir le cycle de baisse des prix de l’immobilier à partir de son pic au milieu de l’année 2006. Cela illustre comment une petite chute initiale des prix a conduit à un effondrement plus important de la demande car les gens commencèrent à croire que les prix des logements chuteraient davantage par la suite. Ce changement dans les croyances a conduit au déplacement vers le bas de la CDP présentée sur la Figure 17.24, créant une nouvelle valeur d’équilibre, plus faible, pour les prix des logements.
Dans la Figure 17.26, nous pouvons voir la contribution des différentes composantes du PIB à la croissance au cours des 18 mois ayant précédé la crise de l’économie américaine, puis pour les cinq trimestres de récession suivant le début de la crise en 2008, ainsi que de la reprise économique jusqu’à la fin de 2010. La chute de l’investissement immobilier (la barre rouge) fut la caractéristique la plus importante de l’amorce : à ce stade, c’était le seul frein à la croissance. Cette chute de l’investissement immobilier était une conséquence directe de la chute des prix de l’immobilier qui avait débuté en 2006. Au cours de la récession, une nouvelle baisse de l’investissement immobilier fut aggravée par une baisse de l’investissement autre qu’immobilier, ainsi que de la consommation.

Figure 17.26 Demande globale et crise financière aux États-Unis (T2 2006–T4 2010).
Comme lors de la Grande Dépression, la baisse de la consommation ne découlait pas uniquement de l’effet du multiplicateur. Les ménages arrêtèrent d’acheter de nouveaux logements, mais stoppèrent également leur consommation de biens durables. Le mécanisme d’accélérateur financier aide à comprendre la transmission d’une chute des prix de l’immobilier (via la baisse de la valeur des collatéraux) à la demande globale. Les coupes dans les dépenses en nouveaux logements et biens durables furent principalement le fait des ménages les plus pauvres qui avaient contracté des crédits hypothécaires à risque (subprime). Le moment de l’effondrement de la demande est cohérent avec le rôle central joué par l’immobilier et l’endettement dans la crise financière. Il y eut également une chute de l’investissement. Les commandes de nouveaux équipements furent annulées et les usines durent fermer leurs portes, entraînant un licenciement massif de travailleurs. La création d’emplois s’effondra.
Nous pouvons établir un lien entre le modèle de la demande globale de la Figure 17.26 et les décisions des ménages, en utilisant un diagramme similaire à celui que nous avons utilisé pour modéliser la Grande Dépression. Il s’agit de la Figure 17.27. Ces deux graphiques permettent d’appréhender les mêmes développements, mais de deux façons différentes : la Figure 17.27 adopte le point de vue d’un ménage au cours de la crise, tandis que la Figure 17.26 reprend le même processus, mais du point de vue de l’économie tout entière.
La colonne A de la Figure 17.27 illustre la situation des années 1980. Comme nous avons pu le voir précédemment, la période courant des années 1990 au milieu des années 2000 connut une hausse rapide des prix de l’immobilier. Dans le graphique, le prix de la maison correspond à la somme du bloc bleu pour la richesse immobilière et du bloc rouge pour l’endettement (le prêt hypothécaire). La hausse des prix de l’immobilier augmenta la richesse immobilière des ménages ainsi que l’évaluation par les ménages de leur richesse, exagérée par l’anticipation que les prix immobiliers allaient continuer à augmenter. Cela eut pour effet que les ménages augmentèrent leur cible de richesse. Cependant, la cible de richesse n’augmenta pas autant que la richesse perçue, aussi ils empruntèrent plus pour consommer plus. Cela signifie que la richesse immobilière augmenta, mais aussi l’endettement. La niveau d’endettement plus élevé des ménages est représenté par le rectangle d’endettement plus important dans la colonne B.
À partir de 2006, les prix de l’immobilier du marché américain commencèrent à baisser. Le point de vue des ménages en 2008 et en 2009 est matérialisé par la colonne C. La hausse du chômage provoqua une réévaluation à la baisse des revenus salariés anticipés. La richesse nette des ménages se contracta, comme nous pouvons le voir dans la colonne C. Remarquez que la taille du rectangle de l’endettement n’a pas changé entre les colonnes B et C. L’effet combiné de la chute des prix des maisons et des actifs, la hausse de l’endettement pendant l’essor du marché et des anticipations plus faibles sur les revenus futurs ont eu pour effet de réduire la richesse des ménages en dessous de la cible. En conséquence, les ménages réduisirent leur consommation et augmentèrent leur épargne. Cela est illustré par la colonne C par la double flèche nommée « Richesse, inférieure à la cible, menant à une hausse de l’épargne ».
Le ménage illustré par la Figure 17.27 dispose toujours d’une richesse nette positive après la chute des prix des maisons et des actifs pendant la crise. Cela est illustré par la somme des rectangles rouge, bleu et vert dans la colonne C. Cependant, le comportement des ménages dont la richesse nette devint négative à la suite de la chute des prix de l’immobilier joua un rôle important dans la Grande Récession qui suivit la crise financière aux États-Unis. Si l’on devait représenter cela dans un diagramme similaire à la Figure 17.27, le bloc matérialisant l’endettement se déplacerait vers le bas vers le bloc « Revenus du travail futurs attendus », effaçant les rectangles bleu, vert et orange, réduisant la richesse totale et augmentant l’écart entre richesse anticipée et la cible de richesse. On peut voir facilement comment les ménages du quintile le plus bas de la Figure 17.20 se retrouvèrent acculés en 2008 et 2009. En 2011 aux États-Unis, 23 % des propriétés assorties d’une hypothèque valaient moins que l’hypothèque. Les ménages concernés ont donc fortement coupé dans leur consommation afin de payer leurs dettes et de redresser leur situation financière.
Exercice 17.6 La crise et le multiplicateur
- Indiquez les caractéristiques de la crise de 2008 dans le diagramme du multiplicateur en prenant comme modèle la Figure 14.6 pour la Grande Dépression. Utilisez les concepts de fonction de consommation, de bulle des prix de l’immobilier, d’accélérateur financier et de rétroaction positive dans votre réponse.
- Comment pouvez-vous représenter le rôle joué par la propension marginale à consommer supérieure des ménages faisant partie du quintile le plus pauvre ? Référez-vous à la Figure 17.20 et suppposez que l’économie est fermée.
Question 17.11 Choisissez la ou les bonnes réponses
La Figure 17.26 représente la demande agrégée américaine entre le deuxième trimestre 2006 et le quatrième trimestre 2010.
En vous basant sur ces informations, laquelle des affirmations suivantes est correcte ?
- Il est impossible d’affirmer que la chute de l’investissement dans l’immobilier résidentiel a été l’unique cause de la crise. La chute elle-même était une conséquence de la chute des prix des logements qui a débuté en 2006.
- L’investissement non résidentiel a été le seul grand contributeur, comme indiqué par la colonne orange lors de la crise.
- La consommation et l’investissement publics ont été augmentés pour contrer la contraction économique lors de la récession, mais ils ont été réduits depuis.
- Lors de la reprise, la consommation des ménages a augmenté, mais pas l’investissement dans les biens immobiliers.
17.11 Le rôle des banques dans la crise
Prix immobiliers et solvabilité des banques
La crise financière était une crise du système bancaire – et c’était une crise mondiale, comme le démontra BNP Paribas en août 2007 lorsque la banque ne put honorer ses paiements vis-à-vis des détenteurs d’obligations émis par l’un de ses fonds d’investissement. Les banques étaient alors en grande difficulté, car elles s’étaient considérablement endettées et étaient vulnérables à toute baisse de la valeur des actifs financiers qu’elles avaient accumulés dans leurs bilans (référez-vous à la Figure 17.21 pour voir l’endettement des banques américaines et britanniques). Les valeurs de ces actifs financiers étaient fondées sur les prix de l’immobilier.
Avec un ratio de richesse nette rapportée à la valeur totale des actifs de 4 %, comme dans le cas de la banque représentée sur la Figure 11.14, une chute de la valeur de ses actifs d’un montant supérieur rendrait une banque insolvable. Les prix de l’immobilier chutèrent de bien plus de 4 % dans de nombreux pays pendant la crise financière récente. Plus précisément, l’indice des prix de l’immobilier chuta de 50,3 % en Irlande, 31,6 % en Espagne et 34,6 % aux États-Unis, créant un problème de solvabilité des banques. À l’instar des ménages dans le rouge, les banques étaient menacées de perdre toute leur richesse nette. Il est relativement aisé pour un ménage de réaliser ce genre de calcul, mais très difficile pour une banque.
Contrairement à un logement, les actifs financiers présents (ou, souvent, conçus pour ne pas apparaître) dans le bilan des banques, désignés par des acronymes tels que les CDO, les CDS, les CLO ou encore les CDO2, sont très difficiles à évaluer. Il fut donc très difficile d’estimer quelles banques étaient en danger.
Liquidité bancaire et contraction du crédit
- risque de liquidité
- Le risque qu’un actif ne puisse pas être échangé assez rapidement contre du liquide pour éviter une perte financière.
Les doutes concernant la solvabilité des banques ont généré un autre problème dans le système financier : le problème du risque de liquidité que nous avons introduit dans l’Unité 10. Une des caractéristiques du système bancaire est le déséquilibre entre les dettes à court terme, que la banque doit aux clients déposant leur argent, et les actifs à long terme, qui correspondent aux prêts dus aux banques. Par conséquent, les banques comptent sur le marché monétaire pour se financer lorsqu’elles ont besoin de liquidité à court terme. Cependant, les opérations du marché monétaire reposent sur la confiance que les emprunteurs et les prêteurs ont à l’égard de la solvabilité aux agents avec qui ils traitent. Le profit anticipé sur un prêt est égal au taux d’intérêt multiplié par la probabilité que l’emprunteur ne fasse pas défaut :
Ainsi, comme les gens craignaient davantage un probable défaut de la part des emprunteurs, ils ne prêtaient plus qu’à un taux d’intérêt élevé. Dans beaucoup de situations, les banques ou d’autres institutions opérant sur les marchés monétaires refusèrent tout simplement d’accorder des crédits. La presse a appelé ce phénomène un « credit crunch » (contraction du crédit).
Dans l’Unité 10, nous avons appris que le taux d’intérêt pratiqué sur le marché monétaire est étroitement lié au taux d’intérêt directeur fixé par la banque centrale. Cette relation a cependant disparu lors de la contraction du crédit. Emprunter sur le marché interbancaire devint beaucoup plus cher, entravant la capacité des banques centrales à stabiliser l’économie. Même lorsque les banques centrales baissèrent le taux d’intérêt directeur au plancher zéro, la crainte que les banques fassent défaut maintenait les taux des marchés monétaires élevés. Cela mena à des taux de prêts hypothécaires élevés : les taux d’intérêt élevés sur le marché monétaire augmentèrent les coûts de financement des banques, comme discuté dans l’Unité 10.
Ventes en catastrophe : un processus de rétroaction positive
- vente en urgence et au rabais (fire sale, en anglais)
- La vente de quelque chose à un prix très bas en raison d’un besoin urgent d’argent du vendeur.
La vente forcée des actifs, connue officieusement sous le nom de vente en catastrophe, est un mécanisme de rétroaction positive. Au cours de la crise financière, la vente en catastrophe est un effet externe à la fois pour le marché de l’immobilier et les marchés des actifs financiers, et chaque externalité affecte la solvabilité des banques.
Dans le cas de l’immobilier, c’est assez simple à imaginer. Pensez à un ménage qui est dans le rouge et ne peut pas rembourser son prêt immobilier. Sa dette excède la valeur marchande de son logement. Le ménage est sous pression de vendre rapidement afin de rembourser le plus possible de son prêt hypothécaire et éviter de continuer à payer des intérêts. Si le marché de l’immobilier est en train de s’effondrer, ils doivent accepter de vendre leur maison à un prix substantiellement inférieur au prix d’achat (ce qui peut être plus avantageux que de continuer à payer des intérêts sur tout le prêt). C’est une défaillance de marché parce que la vente en catastrophe a un effet externe, imposant un coût (la chute de prix) à d’autres détenteurs du même type d’actifs.
Lors de la crise financière, les banques et les ménages firent face à des pertes considérables dans la valeur de leurs actifs financiers. Ils étaient sous pression pour les vendre à prix réduits afin de rembourser leurs dettes (par exemple, aux déposants voulant récupérer leurs dépôts bancaires). Comme beaucoup de banques tentaient désespérément de revendre au même moment, le prix de ces actifs plongea. En conséquence, la solvabilité des banques et d’autres institutions financières fut encore plus menacée, dans le cadre du cycle de rétroaction positive.
Le sauvetage des banques par les gouvernements
Dans les économies avancées, les banques firent faillite et furent aidées par les gouvernements. Pour savoir comment ils ont réalisé ce sauvetage et pour plus de détails sur l’effondrement du système financier au cours de la crise, vous pouvez lire The Baseline Scenario.
Dans l’Unité 10, nous avons souligné le fait que les banques n’ont pas supporté tous les coûts de leur faillite. Les propriétaires des banques savaient que des tiers (contribuables ou d’autres banques) allaient supporter une partie des coûts des activités risquées des banques. Les banques prennent donc des décisions plus risquées qu’elles ne le feraient si elles devaient effectivement payer tous les coûts de leurs actions. La prise de risque excessive des banques est une externalité négative qui aboutit à une défaillance de marché à cause du problème de type principal–agent entre le gouvernement (le principal) et la banque (l’agent). Le gouvernement est le principal, car il a un intérêt direct (et en a la charge) dans le maintien d’une économie saine, et il supportera le coût du renflouement des banques qui font défaut à cause d’une prise de risque excessive. Les gouvernements ne peuvent pas rédiger un ensemble de règles qui aligneraient les intérêts des banques sur ceux du gouvernement ou du contribuable.
Les banques sont sauvées, car le défaut d’une banque est fondamentalement différent du défaut d’une entreprise classique ou d’un ménage dans une économie capitaliste. Les banques jouent un rôle central dans le système des paiements de l’économie et dans l’octroi de crédits aux ménages et aux entreprises. Des chaînes d’actifs et de passifs lient les banques entre elles et ces chaînes se sont étendues à l’échelle mondiale dans les années ayant précédé la crise.
L’interconnexion des banques fut magistralement démontrée par le credit crunch, au cours duquel les liquidités s’asséchèrent sur les marchés monétaires à cause des doutes de chaque banque sur la solvabilité des autres banques. L’un des évènements que l’on associe le plus étroitement à la crise financière, la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers le 15 septembre 2008, démontra à quel point les banques étaient (et sont toujours) interconnectées. Cet évènement ne marqua pas le début de la crise (la contraction de la demande globale aux États-Unis avait débuté avec les difficultés du marché immobilier), mais il marqua le début de l’escalade de la crise aux niveaux national et international.
Ainsi, le système bancaire, comme le réseau électrique, est un réseau. Le défaut d’un seul de ces éléments interconnectés – qu’il s’agisse d’un ménage ou d’une autre banque – provoque une pression sur tous les autres éléments. Comme dans le cas d’un réseau électrique, une défaillance dans le système bancaire peut créer une cascade de défauts, comme entre 2006 et 2008.
Dans notre vidéo « Économiste en Action », Joseph Stiglitz, l’un des rares économistes qui alerta à plusieurs reprises sur les risques inhérents au système financier avant la crise, explique comment la combinaison d’incitations, d’externalités et de rétroactions positives provoqua cette cascade de faillites financières.
Exercice 17.7 Comment la sagesse populaire sur les marchés financiers contribua à la crise financière mondiale
Dans la vidéo « Économiste en Action » de Joseph Stiglitz, celui-ci explique pourquoi la crise financière était une défaillance de marché. Regardez-la et répondez aux questions suivantes :
- Quelles hypothèses étaient faites à propos des marchés financiers avant la crise, et quelle hypothèse était la plus problématique ?
- Comment les incitations données aux banques ont-elles joué un rôle dans la récente crise financière ?
Exercice 17.8 Comportement lors de la crise financière
« La crise du crédit illustrée » est une explication animée du comportement des ménages et des banques lors de la crise financière, disponible sur Youtube.
- Utilisez les modèles discutés dans cette unité pour expliquer l’histoire racontée dans la vidéo.
- Y a-t-il des parties de la vidéo que vous ne pouvez pas expliquer à partir des modèles et concepts de cette unité ?
Question 17.12 Choisissez la ou les bonnes réponses
Parmi les affirmations suivantes concernant les ventes en catastrophe (fire sale en anglais) sur le marché de l’immobilier, lesquelles sont correctes ?
- C’est la définition d’un ménage « coulé ».
- On parle de vente en catastrophe quand un actif est vendu dans la précipitation à bas prix afin d’éviter la faillite ou le manque de liquidité. Dans un marché immobilier normal, un ménage qui ne peut pas rembourser son prêt immobilier (peut-être à cause d’une perte d’emploi) pourrait être en mesure de vendre son logement à un prix normal.
- Une externalité est un effet inattendu sur des parties non impliquées dans la transaction. La possibilité que des acheteurs bénéficient de prix moins élevés n’est pas une externalité car ces acheteurs sont impliqués dans la transaction.
- C’est une externalité négative car les propriétaires d’actifs similaires ne sont pas parties à cette transaction particulière.
17.12 Ce que nous enseigne l’économie
Les économistes ont compris l’importance de la demande agrégée lors de la Grande Dépression, mais cela leur donna une confiance excessive dans le fait qu’une combinaison de politique budgétaire et monétaire pourrait presque éliminer le chômage dans le long terme. Dans la Section 17.6, nous avons abordé les limites de cette politique quand l’Âge d’or s’effondra, avec un conflit renforcé entre travailleurs et employeurs reflété dans la hausse de l’inflation.
La prédominance du courant keynésien tourné vers la demande agrégée permet d’expliquer pourquoi la plupart des économistes n’ont pas réussi à diagnostiquer que le premier choc pétrolier de 1973 était lié à un problème d’offre. La Figure 17.28 illustre cette erreur politique dans le cas des États-Unis. La multiplication par deux du prix du pétrole (en termes réels) est illustrée par une augmentation de l’indice de 5 à 10 sur le graphique en 1973. D’après l’Unité 15 et cette unité, nous savons que quand la richesse de l’économie nationale est réduite par un choc sur le prix des matières premières, cela intensifie les conflits d’intérêts concernant la répartition de cette richesse : en conséquence, l’inflation augmenta de plus de 10 % en 1974. Les décideurs politiques étaient cependant focalisés sur les effets du choc pétrolier réduisant la demande globale et augmentant le chômage. Ils répondirent donc par un assouplissement de la politique monétaire (baisse des taux d’intérêt nominal et réel). On n’assista pas à un durcissement de la politique budgétaire.

Figure 17.28 Choix politiques à la fin de l’Âge d’or : États-Unis (1960–1979).
Federal Reserve Bank of St Louis (FRED); Congressional Budget Office; US Bureau of Labor Statistics.
Une réponse politique différente suivit le second choc pétrolier de 1979. L’accent était alors sur le besoin de réduire l’inflation et rétablir les profits anticipés. Au lieu de tenter de soutenir la demande globale, les décideurs politiques portèrent leur attention sur la pression à la hausse sur l’inflation créée par le choc pétrolier. La politique monétaire et la politique budgétaire étaient dirigées vers le contrôle de l’inflation, comme l’avait prôné Milton Friedman une décennie auparavant. Les politiques furent plus rigoureuses, et les gouvernements étaient prêts à laisser le chômage augmenter pour réduire l’inflation.
D’après le modèle du marché du travail, les décideurs politiques reconnaissaient désormais que le choc pétrolier avait augmenté le taux de chômage stabilisant l’inflation, ce qui les mena à mettre en place des politiques de l’offre pour affaiblir les syndicats (afin de déplacer vers le bas la courbe des salaires) et augmenter la concurrence dans les industries monopolistes comme les télécommunications (afin de déplacer la courbe des prix vers le haut). Ces politiques furent étroitement associées au Premier ministre Margaret Thatcher au Royaume-Uni et au président Ronald Reagan aux États-Unis.
En élargissant la dérégulation du marché du travail et des biens au système financier, les décideurs politiques de la période post-1979 ont créé les conditions sous lesquelles les pratiques financières qui ont mené à la crise financière mondiale ont pu proliférer. Hyman Minsky avait déjà averti en 1982 que cela pourrait arriver dans un climat macroéconomique serein.
Certains avaient répété les avertissements de Minsky bien avant la crise. Par exemple, en septembre 2000, Sir Andrew Crockett, directeur général à la Banque des Règlements Internationaux, dit aux superviseurs bancaires :
Il est établi que le risque augmente lors des récessions et diminue lors des périodes d’essor. En revanche, il serait plus utile de penser que le risque augmente lors des périodes de décollage économique, car les déséquilibres financiers s’accumulent, et se concrétise lors des récessions.5
Dans le tableau de la Figure 17.29, nous résumons les leçons tirées par les économistes pour chaque période.
Période | Dates | Ce qui prévalait | Conséquences économiques | Ce que les économistes ont appris | Auteur principal |
---|---|---|---|---|---|
Années 1920 et Grande Dépression | 1921– 1941 | Les marchés se corrigent seuls, sont efficaces et assurent l’utilisation de toutes les ressources. | Chute de la demande globale, chômage élevé et persistant. | L’instabilité est une caractéristique de l’économie globale. La demande globale peut être stabilisée par des politiques publiques. | Keynes |
Âge d’or du capitalisme et sa remise en cause | 1945–1979 | Les politiques publiques peuvent mettre en place une cible d’emploi en choisissant un point sur la courbe de Phillips. | Déclin des profits, de l’investissement et de la croissance de la productivité à la fin des années 1960. L’arbitrage stable de la courbe de Phillips disparaît. | Pour des institutions données, le besoin de maintenir les profits, l’investissement et la croissance de la productivité peut limiter la capacité du gouvernement à maintenir un niveau de chômage faible en utilisant des politiques de demande globale. | Friedman |
De la stagflation à la crise financière | 1979–2016 | La dynamique du capitalisme a été purgée de toute instabilité. Des marchés financiers régulés de façon minimale fonctionnent bien. | Effondrement des marchés immobilier et boursiers en 2008. | Les bulles financières et immobilières alimentées par l’endettement déstabilisent l’économie en l’absence d’une régulation appropriée. | Minsky |
Figure 17.29 L’économie comme professeur : ce que les économistes ont appris lors de ces trois périodes.
Nous pouvons en tirer trois conclusions :
- Les économistes ont appris des succès et des échecs de chacune de ces périodes : bien que le processus d’apprentissage fût long, l’économie actuelle résulte de ce dernier.
- Les politiques couronnées de succès de chaque époque n’ont cependant pas empêché le développement de mécanismes de rétroactions positives qui ont contribué à l’émergence de nouvelles crises : chaque époque a connu initialement une période faste, car les politiques et les institutions alors en place furent adoptées pour répondre aux besoins de l’époque précédente. Par la suite, les décideurs et les économistes furent pris par surprise lorsque les cercles vertueux se transformèrent en cercles vicieux.
- Aucune école de pensée n’a de conseil de politiques qui aurait été adaptée aux trois périodes : la valeur des approches et des idées concurrentes dépend du contexte. Les économistes ont pu apprendre aussi bien des idées de Friedman que de celles de Keynes.
Lorsque l’Allemagne envahit la France en 1914, au début de la Première Guerre mondiale, le soldat français André Maginot fut blessé lors de l’attaque. Lorsqu’il devint ministre de la Guerre, il ordonna la construction d’une ligne de défense impénétrable, la ligne Maginot, au cas où les forces armées allemandes tenteraient à nouveau d’envahir la France.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, la guerre éclair de l’Allemagne (blitzkrieg) mobilisa nombre de tanks et de véhicules motorisés. Ils ne détruisirent pas la ligne Maginot, ils ne firent que la contourner.
Les économistes d’aujourd’hui tentent d’éviter l’erreur de Maginot. Une étude scrupuleuse de l’histoire économique du siècle précédent nous aidera à ne pas simplement mener la « dernière guerre », mais à nous préparer aux nouvelles difficultés à venir.
Exercice 17.9 Les régulations bancaires peuvent aider à déclencher les crises financières
Une vidéo « Économiste en Action » montre l’économiste Anat Admati expliquer les problèmes liés à la régulation du système bancaire.
- En utilisant les prix des logements comme exemple, expliquez les avantages et les inconvénients du levier.
- Selon la vidéo, quelle est la différence principale entre les banques et les autres sociétés, et pourquoi cela est-il dangereux pour le système bancaire ?
- Quels sont les facteurs qui contribuent à la fragilité et au caractère risqué du système bancaire, et comment pouvons-nous nous prévenir de futures crises financières ?
Exercice 17.10 Le budget équilibré d’Hoover
Le 4 avril 1932, alors que l’économie américaine continuait de s’effondrer, le président Hoover écrivit au Congrès américain afin de plaider en faveur d’un budget équilibré et donc de réduire les dépenses publiques.
Lisez la lettre d’Hoover et écrivez une critique de cette lettre, en utilisant les concepts économiques des Unités 13 à 17.
Exercice 17.11 Politique d’austérité
Dans l’Unité 14, nous avons introduit le paradoxe de l’épargne et examiné l’utilisation des politiques d’austérité dans plusieurs pays avant qu’ils ne surmontent la récession consécutive à la crise de 2008.
Est-ce que les leçons de la Grande Dépression furent oubliées lorsque les politiques d’austérité ont été introduites ? Cette analyse écrite par Barry Eichengreen et Kevin O’Rourke vous aidera à répondre.
- paradoxe de l’épargne
- Si un individu unique décide de consommer moins, son épargne augmentera ; mais si tout le monde décide de consommer moins, il est possible que l’épargne dans son ensemble diminue au lieu d’augmenter. La tentative d’augmenter l’épargne est contrecarrée si l’augmentation du taux d’épargne n’est pas suivie d’une hausse de l’investissement (ou d’autres sources de la demande agrégée telles que la dépense publique en biens et services). ll en résulte alors une baisse de la demande agrégée et de la production, ce qui implique que l’épargne n’augmente pas.
- austérité
- Une politique par laquelle un gouvernement essaye d’améliorer le solde budgétaire de l’État au cours d’une récession, en augmentant son épargne. Voir également : paradoxe de l’épargne.
17.13 Conclusion
Il y a 100 ans, les économistes pensaient que l’économie privée pouvait toujours se corriger d’elle-même. Ils comprennent maintenant que les gouvernements peuvent augmenter considérablement sa capacité d’autocorrection à travers des stabilisateurs automatiques comme l’assurance chômage. Ils comprennent aussi que les politiques publiques, comme la régulation financière, sont nécessaires pour réduire la probabilité de crises financières – et quand les crises apparaissent, il échoit aux gouvernements de sauver le secteur financier et l’économie.
Les économistes ont appris l’importance de la demande agrégée et des processus de rétroaction positive à partir de la Grande Dépression. En réponse, après la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux régimes de politique et de nouvelles institutions ont été créés aux niveaux national et international. Se fondant sur des accords entre les travailleurs et les entreprises dans un environnement caractérisé par une croissance rapide de la productivité, ils ont conduit à un Âge d’or de prospérité partagée dans de nombreux pays.
Ce régime s’est effondré du fait du ralentissement de la croissance de la productivité et du premier choc pétrolier. La stabilité macroéconomique lors de la Grande Modération a été réobtenue au prix d’une hausse des inégalités dans de nombreux pays. La stabilité elle-même et les inégalités croissantes ont semé les graines de la crise suivante en permettant une accumulation de dettes dans le secteur privé qui donna lieu à la crise financière mondiale. Le soutien des gouvernements au secteur financier et à la demande globale ont permis d’éviter une nouvelle Grande Dépression, mais pas une longue récession.
L’adoption rapide de ces politiques dans beaucoup de pays fut en grande partie due à ce qu’ont appris les économistes depuis la Grande Dépression sur l’importance de la demande agrégée. Les économistes continuent à apprendre comment fonctionne l’économie agrégée et comment répondre à des questions essentielles telles que les causes de l’instabilité sur les marchés financiers et de l’immobilier et les déterminants de l’investissement agrégé. Une plus fine compréhension de ces questions, parmi d’autres, va contribuer à un débat public plus informé sur les politiques permettant de promouvoir une amélioration durable et sûre des niveaux de vie pour tous.
Concepts introduits dans l’Unité 17
Avant de continuer, revoyez ces définitions :
- Rétroaction positive (processus)
- Crise financière mondiale
- Âge d’or du capitalisme
- Grande Dépression
- Étalon-or
- Croissance de rattrapage
- Prêt hypothécaire à haut risque (subprime)
- Stagflation
- Taux d’imposition effectif sur les profits
- Compromis d’après guerre
- Dérégulation financière
- Grande Modération
- Grande Récession
- Renflouement des banques
17.14 Références bibliographiques
- Ball, Philip. 2002. ‘Blackouts Inherent in Power Grid’. Nature News. Updated 8 November 2002.
- Ball, Philip. 2004. ‘Power Blackouts Likely’. Nature News. 20 January 2004.
- Carlin, Wendy and David Soskice. 2015. Macroeconomics: Institutions, Instability, and the Financial System. Oxford: Oxford University Press. Chapters 6 and 7.
- Crockett, Andrew. 2000. ‘Marrying the Micro- and Macro-Prudential Dimensions of Financial Stability’. Speech to International Conference of Banking Supervisors, Basel, 20–21 September.
- Eichengreen, Barry, and Kevin O’Rourke. 2010. ‘What Do the New Data Tell Us?’. VoxEU.org. Updated 8 March 2010.
- Mian, Atif, Amir Sufi, and Francesco Trebbi. 2013. ‘The Political Economy of the Subprime Mortgage Credit Expansion’. Quarterly Journal of Political Science 8: pp. 373–408.
- Minsky, Hyman P. 1975. John Maynard Keynes. New York, NY: McGraw-Hill.
- Minsky, Hyman P. 1982. Can ‘It’ Happen Again? Essays on Instability and Finance. Armonk, NY: M. E. Sharpe.
- Reinhart, Carmen M., and Kenneth S. Rogoff. 2009. This Time Is Different: Eight Centuries of Financial Folly. Princeton, NJ: Princeton University Press.
- Shin, Hyun Song. 2009. ‘Discussion of “The Leverage Cycle” by John Geanakoplos’. Discussion prepared for the 2009 NBER Macro Annual.
- Webb, Baumslag, and Robert Read. 2017. How Should Regulators deal with Uncertainty? Insights from the Precautionary Principle. Bank Underground.
- Wiggins, Rosalind, Thomas Piontek, and Andrew Metrick. 2014. ‘The Lehman Brothers Bankruptcy A: Overview’. Yale Program on Financial Stability Case Study 2014-3A-V1.
-
Philip Ball. 2002. ‘Blackouts Inherent in Power Grid.’ Nature News. Mis à jour le 8 novembre 2002.
Ball, Philip. 2004. ‘Power Blackouts Likely.’ Nature News. Mis à jour le 20 janvier 2004. ↩
-
Pour une liste des booms économiques, faillites bancaires et crises, référez-vous à la Table 8, Chapitre 10 de : Carmen M Reinhart, and Kenneth S Rogoff. 2009. This Time Is Different: Eight Centuries of Financial Folly. Princeton, NJ: Princeton University Press. ↩
-
Baumslag Webb and Rupert Read. 2017. How Should Regulators deal with Uncertainty? Insights from the Precautionary Principle. Bank Underground. ↩
-
Hyman P. Minsky. 1982. Can ‘It’ Happen Again? Essays on Instability and Finance. Armonk, NY: M. E. Sharpe. ↩
-
Andrew Crockett. 2000. ‘Marrying the Micro- and Macro-Prudential Dimensions of Financial Stability’. Discours à la Conférence Internationale de Supervision Bancaire, Bâle, 20–21 Septembre. ↩